Taux de change en Haïti : 11 économistes opinent

Dans un contexte marqué par la crise sanitaire mondiale de Covid-19, ayant pour corollaire une crise économique et financière imminente sur fond de crise alimentaire menaçant de plonger plus de 4 millions d’Haïtiens en situation d’insécurité alimentaire, la gourde nationale a encore perdu de la valeur. Les analystes pointent du doigt l’instabilité du taux de change nourrie par une rareté de dollars américains aussi soudaine que nocive pour les bénéficiaires de transferts de la diaspora. Pour tenter de rassurer le marché, la Banque de la République d’Haïti (BRH) est intervenue en publiant la circulaire 114-1 qui apporte de nouveaux dispositifs pour la réception des transferts en dollars américains, avant de faire marche arrière en repoussant pour début août la mise en application de cette circulaire. Dans le souci d’édifier son lectorat, la rédaction de DevHaïti a permis à une dizaine d’économistes de faire part de leurs opinions sur la circulaire 114-1 comme tentative de réponse de la Banque centrale à la problématique du change en Haïti.
“ La circulaire 114-1 a certainement des bons côtés. Par exemple, elle empêche aux maisons de transfert de donner des montants en gourdes à un taux inférieur au taux de référence de la Banque de la République d’Haïti, ce qui constituait une pratique courante. D’un autre côté, cette circulaire pénaliserait en même temps beaucoup de monde, en particulier ceux qui ont l’obligation d’effectuer des paiements en dollars. Quand on reçoit des fonds en gourdes et qu’on doit ensuite acheter des dollars à un taux plus élevé, il faudra débourser davantage de gourdes pour la même quantité de dollars. Étant donné que nous sommes dans un contexte de crise et qu’il y aurait un manque de disponibilité de dollars sur le marché, la circulaire de la BRH aurait pu trouver un accueil moins hostile si elle était prise sur une base temporaire et avec, en plus, une communication appropriée de la Banque des banques pour mieux expliquer le problème de manque de numéraire sur le marché. ”


” L’adoption récente du décret présidentiel sur la réglementation des transferts et la publication de la circulaire 114-1 de la BRH constituent, à mon sens, un passage obligé pour porter une solution efficace à l’insuffisance croissante de billets dollars face à la demande de la majorité des récipiendaires de transfert de recevoir leurs transferts en cash […] Bien que l’objectif premier de ces mesures ne soit pas de lutter contre la dépréciation de la gourde, il est probable qu’elles provoquent, à court terme, un ralentissement de la dépréciation, voire même une certaine appréciation de la gourde. La raison est que la rareté de billets, moyen de paiement dominant des transferts, entraîne indubitablement une perception de rareté de dollars, de nature à accentuer la spéculation et à aggraver la dépréciation de la gourde. Il est à rappeler toutefois que la cause première de la dépréciation est le financement du déficit de l’État par la BRH qui, en injectant plus de 30 milliards de gourdes dans l’économie au cours des huit derniers mois, a naturellement accru la demande de devises, et ceci face à une diminution de l’offre de devises due à la crise économique que vit actuellement le pays (baisse notable des exportations, effondrement du tourisme et baisse des transferts). “
” La circulaire 114-1 pénalise certainement les consommateurs qui n’ont pas un compte bancaire en dollar, puisqu’ils sont obligés de recevoir leurs transferts en gourdes, au taux de référence de la Banque centrale, qui est généralement inférieur au taux de change fixé par les commerçants où ils achètent des biens et services. Si l’objectif de la circulaire est de canaliser les transferts vers le secteur bancaire pour diminuer le poids du marché informel des changes, cet objectif peut ne pas être atteint si les agents économiques sont rationnels. Car, celui qui est rationnel ouvrira un compte en dollar pour recevoir les transferts de fonds. Puis, il fera un retrait sur le compte afin de vendre les dollars sur le marché informel qui lui offre un taux de change plus élevé que celui offert à l’achat par les banques. Le poids du marché informel pourrait ne pas être affecté par la circulaire. ”


” Dans un contexte de dépréciation accélérée de la gourde, d’incertitude liée à la pandémie et de forte demande pour le dollar, une intervention de la BRH est bienvenue. Toutefois, les leçons apprises de la dernière tentative de dédollarisation qui avait échoué nous imposent la prudence et la méthode. Il nous faut à la fois des mesures ponctuelles et des réformes structurelles. La circulaire 114-1 a imposé des contraintes à certains acteurs et a laissé les autres libres de continuer avec les mêmes pratiques qu’elle vise à combattre, ce qui fait que les intérêts des bénéficiaires de transferts de l’étranger ont été lésés. Il y a moyen pour la BRH et les autres institutions impliquées de faire en sorte que tous les acteurs soient obligés de se plier à des mesures et bénéficier d’incitations pour limiter les dérives, faire entrer des devises et capitaux étrangers et contrôler la forte demande de dollar à l’intérieur du pays. ”
” D’abord, je dois réitérer que les décisions prises par la BRH dans la circulaire citée en objet ne sont pas mauvaises dans leur nature. Cependant, je crois qu’il y a des contraintes qu’il fallait adresser avant. 1. Quelles mesures d’accompagnement pour les non détenteurs de compte bancaire ? (À rappeler que le taux de bancarisation est seulement de 11% dans le pays). 2. Ne serait-il pas possible d’adresser le problème de dollarisation du commerce (puisque les mesures découragent la détention du dollar en cash aux ménages) ? Du moins, le taux de référence ne pourrait-il pas être une indication pour les magasins et autres offreurs vendant en dollar ? Quelles mesures ? 3. Les sous-agents de change, des perdants comme les bénéficiaires de transferts, ne pourront pas tenir s’ils payent les transferts essentiellement en gourdes, car c’est du change (majoritairement informel) qu’ils tirent l’essentiel de leurs revenus. Comment les accompagner ? En économie, il y a toujours la recherche de compromis pour ne pas pénaliser certains groupes. 4. Et les banques commerciales, grands bénéficiaires de la circulaire puisqu’elles seront “l’unique destination du dollar”, comment empêcher qu’elles perçoivent des profits trop supérieurs dans les opérations de change ? Puisqu’aucune de ces questions n’a été adressée avant la publication de la circulaire, je pense que la BRH ferait mieux de reporter sa mise en application. ”


” S’il est vrai que l’idée centrale de cette circulaire était de protéger le bénéficiaire final des transactions de change contre les taux aléatoires des maisons de transferts, les dispositions auxiliaires semblent en polluer l’esprit. 1. La remise du montant au taux de référence de la BRH : Quel est ce taux ? Le taux moyen d’acquisition des institutions bancaires ou leur taux de vente ? Ce taux garantit-il une acquisition de devises au bénéficiaire au cas où cela s’avèrerait nécessaire pour des transactions futures ? Un premier point d’ombre. 2. La remise des transferts en monnaie étrangère aux bénéficiaires détenant un compte bancaire. Dans une enquête menée par la Banque mondiale pour le compte de la BRH sur l’inclusion financière, il est stipulé que seulement 11% de la population est bancarisée. Il est évident que, dans un terrain de jeu aussi imparfait, cette circulaire introduit un biais en faveur d’une frange étroite des consommateurs et en pénalise une bonne partie. 3. La remise des transferts en monnaie étrangère aux bénéficiaires détenant un compte bancaire. Les rapports de la direction de la supervision bancaire dénotent clairement le niveau de concentration du crédit au niveau du système bancaire. Il est tout à fait concevable de penser que la concentration des devises au niveau du système offrira un accès favorable aux devises aux clients privilégiés du système bancaire. ”
” Le premier facteur à considérer, c’est qu’il y a une rareté de dollars américains sur le marché local des changes. La mesure est venue comme une sorte de réponse. Le deuxième aspect est qu’il est difficile d’imposer le taux de référence seulement aux maisons de transferts, pendant que d’autres entreprises appliquent des niveaux de change nettement supérieurs aux bénéficiaires. Mais la régulation de ces entreprises ne relève pas de la compétence de la BRH. Il faudrait donc une coordination au niveau de l’État haïtien pour imposer le taux de référence à tout le monde. Mais là encore, ces entreprises risquent de ne pas afficher de taux explicitement, tout en convertissant leurs prix en gourdes avec un taux encore plus élevé. Finalement, il faut reconnaître que la dépréciation de la gourde et la rareté du dollar américain ne sont que les résultats affichés par le thermomètre. Mais le mal est tellement profond qu’il ne pourra pas être résolu par des arrêtés, des circulaires ou par la force. ”


” Si certains voient dans cette décision un aspect unilatéral, facilitant les maisons de transfert au détriment des ménages, d’autres voient plutôt une décision qui doit être accompagnée d’autres mesures avec l’appui d’autres institutions publiques, telles que le MEF et le MCI […]. À quelques périodes de cela, la tentative de dé-dollarisation de la BRH a provoqué des anticipations négatives et, depuis lors, la gourde ne cesse de perdre sa valeur […]. Plus la BRH s’efforce de prendre des mesures coercitives peu calculées ou sur un coup de tête, plus la population perdra confiance en la capacité de la BRH à jouer son rôle principal, qu’est la stabilité du taux de change […]. Le fait d’imposer le dépôt en dollar, si le client souhaite recevoir son argent en dollar, aura tendance, une fois de plus, à créer une dépendance et une préférence pour la monnaie étrangère. Et on sait déjà, selon la loi de Gresham, que dans une économie où il y a deux monnaies en circulation, la bonne monnaie chasse la mauvaise, d’où la réalité. En somme, une collaboration harmonieuse entre la BRH et l’État haïtien est souhaitée. Sinon, la stabilité économique n’est pas pour demain. “
” A mon avis, la circulaire 114-1 de la BRH assure une protection certaine aux bénéficiaires de transfert car le taux de change (taux de référence de la BRH) qui sera utilisé pour le paiement de ces derniers sera connu de tous et sera le même partout sur le territoire national, contrairement à ce qui se pratique actuellement dans le secteur. D’autre part, la circulaire 114-1 contribuera à la réduction du nombre d’intermédiaires non régulés intervenant dans l’achat et la vente de devises. Le foisonnement de ces derniers alimente non seulement l’accélération de la dépréciation de la gourde mais augmente aussi le risque de blanchiment d’argent et du financement du terrorisme (AML/CFT) en Haïti. Cette perception du risque AML/CFT peut facilement conduire à l’isolement d’Haïti du système international de transfert d’argent, ce qui pénaliserait grandement les bénéficiaires de transfert haïtiens. ”


” A travers la circulaire 114-1, la BRH renouvelle son rôle centralisateur de l’argent, sans pouvoir protéger les ménages. Dans le contexte de l’économie hyper-financiarisée actuelle, la monnaie qui compte réellement est le dollar américain. Alors que les ménages haïtiens continuent à être de plus en plus paupérisés, la BRH vient leur ravir le pouvoir financier que leur procurait leur source de revenus de secours, les transferts. A travers cette circulaire dont la date d’application a déjà annoncé l’inapplicabilité (voir avis de report du 23 juin), la Banque centrale impose aux banques et maisons de transfert l’obligation de payer les transferts internationaux en gourdes haïtiennes ; sauf si c’est fait en dépôt sur compte bancaire, moyennant des frais peu encadrés par la BRH. Or, celle-ci a été incapable de protéger les ménages de la perte de valeur de la monnaie nationale. De plus, le taux de change préconisé pour la conversion (taux de référence de la Banque centrale) est en général en-dessous du taux pratiqué par les banques leaders. ”
” Les mesures prises à partir de la circulaire 114-1 sont nécessaires pour corriger certaines dérives sur le marché des changes, lutter contre le blanchiment d’argent et encourager l’inclusion financière, mais elles ne sont pas suffisantes pour résoudre véritablement les problèmes du taux de change […] D’un autre côté, la circulaire affecte aussi les sous-agents de transfert, car leur principale activité pour couvrir une bonne partie de leurs dépenses de fonctionnement était le change. Une activité qu’ils exerçaient en dehors d’un cadre légal. Sans le change et avec le faible niveau des commissions, les sous-agents de change ne sauraient survivre sur le marché. Le report de cette circulaire constitue quand même un bon pas vers la formalisation de certains éléments, la prise en compte de certaines préoccupations des parties concernées et la mise en place de certaines infrastructures, en vue d’une meilleure application. Il reste beaucoup à faire pour un meilleur contrôle du marché des changes en Haïti, un marché très complexe et compliqué à cause de la présence d’une multitude d’acteurs et des points d’ombres entre la relation des banques ou maisons de transfert et les sous-agents de transferts. ”

DevHaïti