Économie

Dette haïtienne : comment stopper l’hémorragie ?

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Au cours des 10 dernières années, le service de la dette a explosé de 812 %, passant de 2,2 à 20,06 milliards de gourdes. En l’espace de 3 ans, le financement a été multiplié par 5 avec le service de la dette interne qui représente désormais 54,2 % de la dette totale. À ce rythme, d’aucuns pensent que le service de la dette risque de représenter très bientôt le poste de dépenses le plus important du budget national. Y a-t-il lieu de s’inquiéter d’une telle évolution? Quels sont les impacts de ce niveau record d’endettement sur la croissance et le développement du pays? Quels sont les impacts de toutes ces dettes accumulées au cours de ces dernières années sur le crédit au secteur privé? Que faire pour déboucher sur une politique d’endettement soutenable qui ne nuit pas au crédit au secteur privé ?

Rober Paret Jr

Robert Paret Jr, P.D.G du Groupe ProFin, société de promotion des investissements, Charles Clermont, ancien directeur général et membre du Conseil d’Administration de la Sogebank, et les économistes Thomas Lalime, Carl-Henri Prophète et Enomy Germain nous ont livrés leurs analystes tout en nous faisant part de quelques-unes leurs propositions pour aboutir à une politique d’endettement soutenable en Haïti.

“L’augmentation du niveau d’endettement de l’Etat haïtien est à tout point inquiétant. En effet, on peut tout d’abord se préoccuper de la création monétaire découlant du déficit qui en résulte. Cette tendance, indubitablement, va alimenter l’inflation qui est déjà à un niveau record.

Le problème n’est pas que l’endettement public soit fondamentalement mauvais. Le grand souci ici est qu’il ne conduit pas au renforcement de capacités productives locales, à la création directe d’emplois, ou au développement de filières porteuses. Nous sommes en train de créer pour les générations futures une charge qui ne contribue en rien dans l’immédiat à apaiser les écarts sociaux ou à favoriser la croissance.

La monnaie créée implicitement par le jeu du déficit favorise une pression sur le taux de change qui joue un rôle crucial sur le quotidien des citoyens et des entreprises dans un pays si fortement dépendant des importations. Cette situation impose aux autorités monétaires de concentrer leurs efforts sur des actions de colmatage pour limiter, autant que possible, l’impact néfaste de la politique fiscale. Ainsi, les efforts qui pourraient être déployés par ailleurs par la BRH dans le cadre de supports directs aux secteurs productifs de l’économie nationale seront d’autant limités.

C’est l’industrie et l’agriculture locales qui paieront en bout de ligne le prix de ces choix et en même temps la croissance et l’environnement d’affaires en général.

Dans un pays où les ressources (de toutes sortes) sont rares, chaque gourde supplémentaire de dépense publique devrait être axée vers la création de valeurs tangibles ou intangibles.

C’est l’industrie et l’agriculture locales qui paieront en bout de ligne le prix de ces choix et en même temps la croissance et l’environnement d’affaires en général.

Dans un pays où les ressources (de toutes sortes) sont rares, chaque gourde supplémentaire de dépense publique devrait être axée vers la création de valeurs tangibles ou intangibles.

L’orientation de l’effort public vers l’éducation et les infrastructures semblent des priorités de sorte à bâtir un futur soutenable. Mais à côté, il convient aussi de créer l’espoir dans l’immédiat.

Il est indispensable de tourner une partie de l’effort vers l’entrepreneuriat, la création d’emplois en général, la promotion de l’innovation et de la technologie.

Sur ce dernier point, soulignons que tout effort direct ou indirect allant dans le sens d’une réduction de la fracture numérique aura des bénéfices de moyen et long termes significatifs.

En résumé, il ne s’agit pas de se demander quelles sont les orientations qui seront moins néfastes au secteur privé, mais plutôt de penser aux initiatives qui permettront de créer un secteur privé plus large, plus actif, plus connecté, plus efficient, mieux formé et mieux informés. Une action déterminée dans le sens du développement des infrastructures numériques est donc un passage obligé que la politique publique ne peut ignorer.

Que le service de la dette en arrive à représenter le poste de dépenses le plus important du budget national est inquiétant. Précisons que ce qui justifie cette inquiétude est la nature des dépenses encourues à partir de cet endettement. Même quand on ne peut s’attendre à ce que les investissements publics soient « self liquidating » et génèrent directement le cash-flow de remboursement, le programme d’investissement doit viser à stimuler l’activité économique privée et l’investissement étranger direct qui alimentent la capacité de remboursement de l’État, dans la mesure où la politique fiscale est efficace.

Par ailleurs, le choix effectué par le Gouvernement Haïtien de subventionner la consommation de combustibles fossiles, n’aide pas. Quand on ajoute le financement du déficit de l’Électricité d’Haïti, notre inquiétude est justifiée.

En résumé, soyons conscients que, s’il est sage de maintenir un certain ratio dette publique/PIB, l’endettement est un must pour un état qui veux doter le pays d’infrastructures indispensables à la croissance de l’économie.

Il nous faut un modèle de développement axé sur l’amélioration continue de la compétitivité de l’économie Haïtienne. Le cercle vertueux qui en résulte nous permet de créer les moyens d’assurer à long terme le service de la dette publique.

Il convient de lier l’augmentation de la dette interne aux déséquilibres chroniques des finances publiques, dans un environnement où la Banque de la République d’Haïti (BRH) est périodiquement en train de recourir à des restrictions monétaires pour freiner autant que faire se peut la dépréciation de la gourde.

De temps en temps, nous sommes témoins d’une rareté absolue de gourdes au niveau du système bancaire. Les banques commerciales en arrivent à « forcer » du crédit en dollars à des clients qui ne sont pas nécessairement capables de s’ajuster face à l’appréciation du dollar et l’augmentation du cash flow gourde nécessaire au service de leur dette. Le « crowding out » du crédit au secteur privé est indirect mais réel. Quand on se concentre sur le segment des Petites et Moyennes Entreprises (PME), on peut toucher de près la réalité de cette éviction.

Je profite pour signaler que la politique de la BRH de supporter de façon ciblée certains secteurs de l’économie (agriculture, tourisme, exportations) peut sembler louable. On a cependant le droit de s’interroger sur l’identité des bénéficiaires de cette politique pro-croissance.

Le « missing middle » (les PMEs) n’est certainement pas de la partie!”

Thomas Lalime

“Oui, il y a lieu de s’inquiéter. Puisque dans le budget 2019-2020, le service de la dette dépasse les crédits cumulés de treize ministères. Si la dette n’augmentait pas autant, ce montant alloué au service de la dette aurait pu être utilisé en vue d’augmenter l’offre de service public à la population. Évidemment, cette affirmation suppose que l’argent serait utilisé efficacement pour augmenter le bien-être de la population et donc qu’il n’y aurait pas de corruption à outrance. Une grande partie du problème se situe à ce niveau, la dette n’a pas été utilisée dans l’intérêt de la population.

En ce sens, une dette publique record constitue une malédiction nationale pour reprendre les propos de James Madison (1809-1817), 4e président des États-Unis. Cette malédiction handicape lourdement la croissance et le développement économiques. C’est un lourd fardeau légué aux générations futures.

Il faut comprendre que le financement, monétaire pour la plupart, conduit essentiellement à l’augmentation de l’inflation à la dépréciation du taux de change. Pour lutter contre ces deux phénomènes, la BRH augmente souvent les taux sur les bons BRH, ce qui incite les banques commerciales à en acheter davantage et à laisser moins de liquidités disponibles pour le crédit au secteur privé. De l’autre coté, toujours en poursuivant les mêmes objectifs, la Banque centrale augmente souvent les coefficients de réserves réduisant encore le montant disponible au financement privé, ce qui finalement augmente le coût du crédit au secteur privé. Or, c’est ce crédit qui doit financer l’investissement privé nécessaire à la croissance économique. En ce sens, le financement monétaire crée un cercle vicieux : il génère l’inflation et la dépréciation de la gourde que la BRH s’évertue à combattre en augmentant le coût du crédit au secteur privé.”

La principale proposition est d’utiliser l’endettement uniquement pour financer les projets rentables et les infrastructures publiques nécessaires aux investissements privés. La deuxième proposition est la lutte acharnée contre la corruption qui généralement fausse les choix de projets publics et leur financement.

Et finalement, la réforme judiciaire qui rendra la justice saine et efficace dans l’application des sanctions sévères contre les corrupteurs et les corrompus à tous les niveaux des services publics. Il faut que les dilapidateurs de la dette publique soient punis. Sinon, elle sera constamment dilapidée.”

Carl-Henri Prophète

“En effet, on doit s’en préoccuper. Non seulement en raison du poids que le service de la dette peut représenter dans le budget, mais aussi parce que cette dette n’a pas servi à financer des investissements productifs générateurs de croissance et de recettes fiscales qui en faciliterait le remboursement. En ce qui a trait aux impacts positifs de cet endettement sur la croissance et le développement, il faut reconnaitre qu’ils sont quasi inexistants. Toutefois, pour la dette interne contractée principalement auprès de banques commerciales publiques et privées, on peut toujours se demander ce qui se passerait en absence de la disponibilité de ce mode de financement.

On peut imaginer que dans cette éventualité l’État aurait recours encore plus souvent au financement monétaire, lequel ne soulève pas de craintes en termes de service de la dette mais alimente des problèmes bien réels en termes de pressions inflationnistes et de tensions sur le marché des changes.

De plus, avec la pandémie et ses impacts négatifs sur les finances publiques, il aurait été très difficile pour l’État de répondre à ses obligations sans augmenter son endettement interne à moins de se tourner encore une fois vers la Banque Centrale avec les effets que l’on connait. Donc dans une certaine mesure, l’endettement interne a au moins permis d’éviter une situation plus difficile en termes d’inflation et du taux de change.

 D’un côté un financement monétaire élevé conduit la Banque Centrale à adopter une posture restrictive qui pousse les taux d’intérêt à la hausse et rend plus difficile le crédit au secteur privé. Par contre avec l’endettement interne auprès des banques commerciales, je pense qu’un éventuel effet négatif sur le crédit au secteur privé est limité pour le moment.

De toute façon nous nous trouvons dans une conjoncture sociopolitique et sécuritaire très peu favorable à l’investissement privé. En l’absence d’un endettement accru de l’État auprès des banques, je doute que ces dernières seraient en train d’accorder encore plus de crédit au privé.

Néanmoins, on doit se préoccuper du fait que cet endettement va laisser moins de fonds disponibles à l’avenir pour des investissements dans les infrastructures par exemple (énergie, routes, etc.), ce qui finira par affecter négativement le secteur privé.

L’État doit d’un côté orienter le recours à l’endettement vers le financement d’investissements productifs qui engendrent de la croissance et des recettes fiscales.

De l’autre il doit augmenter la pression fiscale à la fois en combattant l’évasion fiscale et en établissant un climat de confiance pour encourager les citoyens à remplir leurs obligations envers l’État. En absence de ces deux politiques, on se retrouvera un jour avec le fardeau de la dette, sans grand moyen pour la rembourser et sans réalisations significatives pour la justifier. »

En réalité, la dette publique interne et externe d’Haïti n’est pas très élevée. L’encours de la dette est à date autour de 2,2 milliards de dollars américains ; le ratio Dette/PIB est alors moins de 30%. Pourtant, au niveau mondial, le Fonds monétaire international (FMI) parle déjà d’un ratio de 101,5%. Autrement dit, Haïti est très loin de la moyenne mondiale sur ce point.

Mais le problème dans le cas d’Haïti c’est qu’en général les emprunts ne sont pas utilisés pour renforcer l’économie (on a l’exemple des fonds générés dans le cadre de Petro Caribe).

Cela dit, l’argent n’aide pas à créer davantage de ressources (donc de richesses). D’où un problème de soutenabilité de la dette : l’État n’a pas de réelles capacités de remboursement de la dette et des services liés.

Dans ces circonstances, les dettes contractées par l’État haïtiens sont des handicaps pour les prochaines générations qui doivent les rembourser. Il s’agit des freins à leurs capacités à créer leur propre bien-être. On hypothèque donc déjà l’avenir de ces générations. Et c’est en particulier pour cette raison que l’État doit être plus responsable dans ses décisions d’engager le pays à travers les emprunts.

Pour s’approcher de soutenabilité, l’État doit :

1. utiliser l’argent emprunté dans des projets générateurs de richesses. Ce n’est pas rationnel d’emprunter pour dépenser sans penser à la création de valeurs.

2. chercher à augmenter ses recettes. C’est clair puisqu’on n’aura pas les moyens de rembourser si on n’a pas suffisamment de recettes. Or en Haïti les ressources sont maigres, à cause en partie d’un mauvais système de taxation. On sait que le pays a la plus faible pression fiscale de la Caraïbe, 11.6% aujourd’hui… Il est urgent d’éviter ces pertes de ressources pour que l’État puisse mieux répondre à ses obligations.”

DevHaiti