Un marché local des changes à plusieurs vitesses

Une grande jubilation a été notée du côté des autorités politiques après la nette appréciation de la gourde haïtienne par rapport au dollar américain enregistrée au cours des derniers mois de l’année 2020. En effet, le billet vert était passé de plus de 120 gourdes à la mi-août 2020, sur le marché local des changes, à moins de 70 gourdes en octobre 2020. La satisfaction de ces autorités a été d’autant plus grande que cette appréciation avait causé une certaine diminution en moyenne des prix des biens et services au niveau de l’économie nationale. Le taux d’inflation, calculé en rythme annuel, allait se retrouver en-dessous de la barre de 20% renforçant le pouvoir d’achat très faible d’une grande partie de la population haïtienne.
La célébration n’a pas trop duré, au grand dam des autorités gouvernementales. Les autorités monétaires, en dépit de leurs multiples interventions sur le marché des changes, n’ont pas pu main- tenir le taux de change du dollar par rapport à la monnaie locale à moins de 80 gourdes. Les pressions exercées par la Banque des banques sur les institutions financières pour leur faire respecter le taux de référence calculé par la BRH ont donné lieu à différents taux sur les marchés officiel et informel des changes en Haïti. À l’intérieur des banques commerciales, les demandeurs de la devise américaine rencontrent jusqu’à présent beaucoup de difficultés pour obtenir la quantité désirée au taux affiché par l’institution financière. Ils ont donc recours au marché informel pour acquérir la différence à un taux nettement supérieur, dépassant la barre psychologique de 100 gourdes.
Expliquant récemment l’évolution du marché local des changes à des membres du secteur privé des affaires, le professeur Joseph Harold Pierre, économiste, n’écarte pas la possibilité que le dollar amé- ricain retrouve le niveau d’avant août 2020, soit plus de 120 gourdes d’ici la fin de cette année. Il estime que la relance de l’économie mondiale (post-COVID) causant une certaine augmentation des prix des matières premières sur les marchés internationaux et l’interminable crise politique locale sont à la base de la dépréciation continue de la monnaie haïtienne par rapport au “green back”. M. Pierre a indiqué que les facteurs structurels comme l’indiscipline fiscale, le niveau élevé du service de la dette et la faiblesse de la production nationale entravent l’efficacité des mesures monétaires adoptées par la Banque centrale.
Il importe de souligner que les mesures monétaires adoptées pour une gourde plus forte n’ont pas fait que des “heureux”. En fait, le renforcement de la monnaie locale n’est pas souhaité par les acteurs du secteur exportateur comme le secteur de l’assemblage, l’une des principales sources de devises de l’économie nationale. L’homme d’affaires dominicain, Fernando Capellan, qui évolue dans le secteur d’assemblage dans la région Grand Nord d’Haïti, a rappelé comment dans son pays une appréciation similaire avait créé de sérieux problèmes dans l’économie dominicaine. Il a averti les autorités locales sur les impacts négatifs d’une soudaine appréciation trop forte de la gourde. Selon lui, ce scénario rend l’économie haïtienne moins compétitive et forcerait les entreprises dans le secteur d’assemblage à licencier des employés.
La dernière vague de COVID-19 qui a frappé le pays au cours des dernières semaines et l’aggravation de la crise politique à quelques mois du 7 février 2022 constituent des facteurs de fortes pressions sur la gourde haïtienne pour les mois à venir. Les autorités monétaires ne pourront pas arrêter cette vague. Avec un dollar américain à plus de 100 gourdes en dehors du marché formel des changes et en raison de la faible croissance du PIB en 2021, les pressions inflationnistes seront maintenues et la réduction de la pauvreté et de l’extrême pauvreté dans le pays ne sera pas pour demain.
DevHaiti