Malnutrition : 101 maladies

Nous publions in extenso ce reportage de Marc Sony Ricot publié dans les colonnes du quotidien Le Nouvelliste et qui alerte les autorités sur l’impact du tremblement de terre du 12 janvier 2010 dans les zones dites vulnérables, notamment Au Camp Radio Commerce à Cité Soleil où 318 familles meurent de malnutrition. Ce reportage a été reçu deuxième lauréat du concours national de reportages organisé par le Réseau haïtien des journalistes en santé (RHJS).
Au lendemain du séisme du 12 janvier 2010, maints camps de sinistrés ont essaimé ici et là en Haïti. Canaan, Lapis, Champ de Mars, Parc de
Montpellier, Village de la Grâce, place Boyer, etc. Tandis que certains ont disparu, d’autres sont devenus de véritables quartiers, foyers de souffrance humaine. Au camp Radio Commerce à Cité Soleil, 318 familles meurent de malnutrition.
Situé à proximité de la mairie de Cité Soleil à Sarthe, le camp Radio Commerce a pour point de repère une montagne de détritus. Nous descendons la moto, le chauffeur ne veut surtout pas s’aventurer plus loin. Mon contact, Johanne Saintellus, nous a repéré. Elle me fait signe de la rejoindre en souriant. Je lève la main vers la pile de fatras en pointant du menton les locaux de la mairie. Elle éclate de rire.
« Bienvenue au camp Radio Commerce! Suivez-moi. Surtout, évitez de marcher sur les sachets noirs ».
Johanne Saintellus, 25 ans, infirmière, réside dans la zone depuis plus de 18 ans. Elle nous fait visiter le camp, une agglomération de petits shelters en bois, plantés autour d’une choucoune centrale où l’on peut se restaurer aux étals de bonbons, de biscuits, de poulets grillés, aux boissons gazeuses ou aux brouettes de riz collé.
Marise*, 41 ans, mère de trois enfants, vit dans un «shelter» au camp Radio Commerce depuis le 13 janvier 2010. Il y a 4 ans, les médecins ont découvert qu’elle était diabétique. Sa mère, âgée de 82 ans, maigre et faible, souffre d’une maladie inconnue, que même le Dr Moïse, l’unique médecin de la zone, n’a pu identifier. Ancienne marchande de nourriture, Marise se voit obligée de rester à la maison. «Le docteur m’a interdit de vendre. La chaleur du feu m’importune. Je souffre beaucoup. Ma santé n’est pas stable. Quand je vendais de la nourriture, je pouvais plus ou moins suivre un traitement. À présent, je n’en ai plus les moyens. Ce qu’on me demande de ne pas manger, je le trouve plus facilement», se plaint Maryse, les larmes aux yeux.
Selon la brochure «Haïti: nutrition en lettres et en chiffres» publiée récemment sur le site du ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) par l’équipe du Dr Joseline Marhone Pierre, directrice de l’Unité de coordination du programme national d’alimentation et de nutrition (UCPNANu). «Plus de la moitié des ménages à l’alimentation pauvre ne consomme jamais de fruits et de légumes».
La commère de Marise, Janette*, marchande d’eau et de boissons gazeuses, est âgée de 61 ans. Elle vit ici avec sa nièce depuis le séisme. Elle souffre d’hypertension artérielle depuis la mort tragique de son fils unique. L’accès aux soins de santé est difficile pour Janette, qui ne se souvient plus depuis quand elle a vu un médecin. Au centre de santé Lumière, situé à Carrefour Vincent, il faut perdre un temps fou pour recevoir les soins. Janette n’a pas ce temps. Quand elle ne se sent pas bien, elle avale nerveuse- ment quelques comprimés antihypertenseurs qu’elle achète au marché. Le personnel du centre de santé n’a pas voulu nous en dire plus.
Dans sa clinique privée, le Dr Moïse Arnaud Cely reçoit plus de 70 patients par jour. Il est assisté de deux infirmières. «Je suis à quelques pas du camp.
J’y constate beaucoup de cas de diabète et d’anémie. Mais ces populations vulnérables sont en manque d’éducation. Ce sont des patients indisciplinés. Indisciplinés en raison de leur manque de moyens.»
Johanne Saintellus souhaite alerter le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) sur la situation du camp. «La majorité des personnes qui sont diabétiques ou hypertendues dans le camp l’ignorent. Elles ne sont pas informées. J’ai aidé des dizaines d’entre elles à se faire dépister pour être plus prudentes. Mais elles pratiquent beaucoup l’automédication», s’est-elle inquiétée. Johanne dit contrôler régulièrement la tension artérielle de sa voisine Janette, mais cette dernière ne suit pas les conseils.
Johanne est enthousiaste. Comme le Dr Moïse, elle ne critique pas les habitants du camp. Elle pense que tant que les gens n’auront pas accès à une nourriture saine en quantité suffisante, même les hôpitaux les plus équipés seront incapables de les aider. Elle se plaint des habitudes de vie qui aggravent la situation : «Ici, même les femmes enceintes boivent de l’alcool», nous a-t-elle confié avant de nous faire un petit discours sur les conséquences de l’état nutritionnel de la parturiente. «La malnutrition est la cause sous-jacente d’au moins un tiers du taux de la mortalité infantile», a-t-elle fait savoir.
Selon les résultats de l’enquête SMART* présentés par le MSPP le 30 janvier 2020, le taux de la malnutrition aiguë sévère en Haïti se situe autour de 2,1%, dépassant légèrement le seuil d’urgence de 2% fixé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’UCPNANu/MSPP dresse un tableau alarmant de la situation du pays: 1 enfant sur 5 a un retard de croissance ; les deux tiers des enfants de 6 à 59 mois et la moitié des femmes en âge de procréer sont atteints d’anémie; près de la moitié de la population est sous-alimentée…
«À partir de mars 2022, il est possible d’avoir 4,6 millions d’Haïtiens en situation d’insécurité alimentaire», avait prévenu l’agronome Jean Harmel Cazeau, responsable de la Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA), interrogé par le journal Le Nouvelliste le mercredi 19 janvier 2022.
Le deuxième objectif de développement durable – éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture – ne sera pas atteint d’ici 2030 par Haïti. En tout cas, pas pour Marise et Janette qui souffrent surtout de ne pas pouvoir satisfaire leurs besoins alimentaires.
*Ces prénoms ont été modifiés afin d’assurer l’anonymat des personnes concernées.
*SMART : Standardised Monitoring and Assessment of Relief and Transitions, ou en français: Suivi et évaluation standardisés des urgences et transitions.
DevHaiti