Économie

Environnement : le carnet de Fabien Monteils, patron du bureau du PNUE en Haïti

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Nourrissant une passion pour l’environnement et le développement durable, Fabien Monteils a posé ses valises en Haïti pour la première en 2019 et, a vite été conquis par le pays et son peuple. Ce grand voyageur, ayant roulé sa bosse un peu partout sur plusieurs continents, s’est confié à notre rédaction pour le plus grand plaisir de notre lectorat à qui l’occasion est offerte pour faire plus amples connaissances avec cet autodidacte qui n’est autre que le représentant du Bureau du Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE) en Haïti.

DevHaiti: Pouvez-vous, M. Fabien Monteils, en peu de mots, vous présenter pour nos lecteurs?

Fabien Monteils: Je suis arrivé en Haïti en septembre 2019 en tant que Représentant du Programme des Nations unies pour l’Environne- ment (PNUE). J’ai une affection particulière pour Haïti et les Haïtiens, sans doute du fait de mes propres origines créoles, mais de l’autre côté de l’Afrique, de l’île de la Réunion, où j’ai vécu 4 ans. Je suis diplômé en gestion et en relations internationales, et j’ai commencé ma carrière dans le monde du conseil en organisation et en finance pour un cabinet parisien. Ma passion pour l’environnement et le développement vient du plus profond de mon enfance et de ma personnalité, mais je suis un autodidacte dans le domaine. Je n’ai aucun diplôme dans le domaine, et je me suis formé tout seul sur le terrain en créant deux ONG et en m’engageant pendant des années comme bénévole, par exemple pour la préservation du milieu marin en Indonésie. Je suis entré aux Nations Unies en 2009, et j’ai essentiellement travaillé pour le PNUD, sur le programme ONU-REDD en coopération avec la FAO et le PNUE, ainsi qu’avec la Banque Mondiale. Mes missions alliant environnement et développement m’ont amené à travailler depuis 15 ans à Madagascar, en République Démocratique du Congo, et comme conseiller régional auprès d’une dizaine d’autres pays africains. Avant Haïti, j’ai travaillé pendant plus de trois ans au Vietnam.

DH: Cette année 2022 ramène les 50 ans du Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE), en regardant dans le rétroviseur, qu’est-ce qui vous vient en tête en premier? Un souvenir ? Un regret, peut-être?

FM: Le sentiment qui me vient spontanément est une immense frustration. Voilà 50 ans que le PNUE a été créé, et pourtant on n’a jamais été aussi proche du précipice. Les crises environnementales atteignent des proportions dramatiques, et non seulement nous ne sommes pas encore engagés en tant que système dans une voie convaincante, non seulement notre fenêtre de réponse se referme très vite, mais en plus nous fleurtons avec des phénomènes d’emballement (appelés boucles de rétroaction) qui menacent de mettre le dérèglement climatique et d’autres crises planétaires comme l’effondrement de la biodiversité hors de contrôle.

Difficile de se satisfaire d’un tel bilan. Mais ce n’est pas le seul bilan du PNUE. C’est celui de notre système mondialisé. Le PNUE n’est qu’un acteur, doté d’un mandat et de ressources bien trop limités au regard des enjeux, et lui-même inséré dans un ensemble de dogmes et de rapports de force très contraignants qui n’ont pas permis d’imaginer et d’orienter notre système vers un avenir plus désirable.

Je me souviens d’être arrivé à la fameuse «COP15», la Conférence des Parties à la Convention Climat (CCNUCC) à Copenhague, en décembre 2009, avec un sentiment surréel. Objectivement, au regard de la situation, et après avoir participé activement aux négociations politiques et techniques depuis la COP13 de Bali, je n’arrivais pas à voir comment un accord décisif qui mette enfin le monde sur la bonne voie serait trouvé. Et pourtant, mon esprit restait incrédule. Dans les crises économiques on entend souvent l’expression «too big to fail» pour qualifier des acteurs dont l’effondrement aurait des effets systémiques, et que l’on porte à bout de bras financier. L’échec des négociations, au regard de l’ampleur du désastre encouru, était tout simplement inconcevable. J’étais incapable de me représenter mentalement cette possibilité. Après la dernière nuit blanche du 18 au 19 décembre, j’avais l’impression d’entrer brutalement dans un autre monde.

Depuis, on poursuit le combat. J’ai une profonde reconnaissance pour la chance qui m’est donnée de travailler en Haïti. J’ai l’impression d’être là où je peux être utile, sur une sorte de ligne de front face à l’avancée des catastrophes que l’on a enclenchées et que l’on ne sait pas (encore) arrêter.

DV: Si vous deviez nous raconter l’histoire du bureau du PNUE en Haïti, quels seraient les principaux faits saillants qui retiendront votre attention?

FM: Je ne peux que vous transmettre une histoire qui m’a été comptée! Elle débute en 2008 à la suite d’une série de cinq cyclones et tempêtes tropicales dévastatrices. Le PNUE a réalisé une étude d’impact environnemental et émis des recommandations. Le gouvernement et certains bailleurs, au premier rang desquels se trouvait le Royaume de Norvège, ont souhaité que le PNUE établisse une présence technique en Haïti et prenne part à la reconstruction. C’est ce qui a été fait.

Mais le PNUE est une agence principalement normative, c’est-à-dire que nous travaillons essentiellement sur l’amélioration des cadres de politiques, de lois et de règlementation, ainsi que la construction des capacités humaines et institutionnelles sous-jacentes. Nous ne mettons pas en œuvre des actions opérationnelles sur le terrain, sauf dans de rares situations qui visent à apporter de l’innova- tion, à démontrer des solutions et des modèles alternatifs, ou à orienter des activités sectorielles dans le sens de bénéfices ou de prévention de risques environnementaux.

En Haïti, nous avons pu déployer un modèle qui nous permet malgré tout de nous engager au contact des populations, ou plus précisément en travaillant directement avec les organisations de la société civile locale, comme les groupes de femmes, de jeunes, de paysans, de pécheurs etc. Cela me semble essentiel, car ça nous permet de reconnecter les conseils que nous formulons au niveau des cadres nationaux avec la réalité des Haïtiennes et des Haïtiens.

Pour finir, le PNUE a contribué à introduire et piloter des concepts désormais répandus en Haïti comme les chaînes de valeur vertes et l’approche «de la crête au récif» pour la gestion intégrée des bassins versants. Nous avons joué un rôle actif en appui à l’Etat haïtien dans la mise en place des aires protégées, dans la mise en place du Fonds Haïtien pour la Biodiversité. A mon arrivée en Haïti, j’ai hérité du film «Men sa lanmè di» réalisé par Arnold Antonin en collaboration avec le PNUE. Le lancement du film était un moment très émouvant pour moi, et je pense pour de nombreux Haïtiennes et Haïtiens. Aujourd’hui, nous faisons une promotion active et préparons techniquement le terrain en direction de l’agroécologie, de la restauration des terres, de l’économie bleue, de la valorisation des services environnementaux et de l’intégration de l’environnement dans les politiques économiques, de «l’approche paysage résilient intégrée» (APRI), de la sécurité climatique etc. Nous travaillons étroitement avec le gouvernement et en premier lieu avec le ministère de l’Environnement, avec les acteurs de la société civile, et avec nos collègues de l’équipe pays des Nations Unies pour refléter cet agenda dans le cadre de coopération et bâtir des synergies entre les Nations unies et l’Etat haïtien…

DH: Quels sont les axes d’intervention du bureau du PNUE en Haïti?

FM: L’ensemble des exemples cités précédemment peuvent s’organiser autour de deux objectifs majeurs pour les prochaines années.

Tout d’abord, sur le terrain, nous voulons contribuer à faire émerger en Haïti des modèles efficaces de résilience  communautaire,  notre  fameux  sigle «APRI». La dégradation de la situation en Haïti, aggravée par les coups de boutoir accélérés des événements climatiques extrêmes, ne doivent pas être une fatalité. Nous pouvons trouver des solutions, notamment en capitalisant sur les solutions que nous offrent la nature. Cela nécessite de renforcer la gouvernance locale, la capacité des communautés à se réapproprier et à aménager leur territoire collectivement, à repenser leurs activités socioéconomiques dans une relation gagnant-gagnant avec l’environnement. Cela nécessite aussi que l’ensemble des partenaires qui gravitent autour de ces communautés établissent de véritables synergies entre leurs actions. Nous devons par exemple nous inspirer des efforts et des avancées en matière de prise en compte du genre. Dans l’humanitaire, dans le développement ou dans les efforts de construction de la paix, dans tous les secteurs sociaux et économiques la question du genre est considérée. Il doit en être de même pour l’environnement et la résilience. Nous espérons qu’à l’échelle de paysages pilotes l’ensemble des partenaires arrivent à travailler ensemble pour que les actions des uns contribuent aux objectifs des autres de manière à démultiplier nos impacts collectifs et permettre réellement aux communautés locales de progresser vers la résilience et le bien-être.

Notre deuxième objectif consiste, au niveau national, à renforcer les conditions de reproduction et de mise à l’échelle de ces modèles de résilience, intégrés à la restauration de l’environnement, à la gestion des risques et désastres et à l’aménagement du territoire, qui émergeront de l’intelligence et des efforts d’émancipation des communautés locales. Nous devons transformer les rapports de force et bâtir les réseaux et les coalitions, les capacités techniques et institutionnelles, les données et la connaissance, les instruments de politiques et de normes ou encore les mécanismes de financement et d’incitation économique qui permettront le déploiement massif des solutions fondées sur la nature pour une résilience effective des Haïtiens.

DH: Comment le PNUE contribue à démystifier la complexité et les enjeux de la problématique environnementale en Haïti?

FM: Je pense qu’un défi majeur pour une organisa- tion comme le PNUE est de mettre la connaissance scientifique au service des acurs locaux et nationaux, au service des actions concrètes que les gens prennent chaque jour pour transformer leur vie… les paysans, les pêcheurs, les commerçants, les mères et les pères de familles, les cheffes et chefs de foyer, les enseignants et les enfants etc. Mais la posture «classique» du savant qui délivre un savoir à un apprenti passif est totalement dépassée. En réalité, les Haïtiennes et les Haïtiens ont déjà une conscience beaucoup plus aigue qu’on ne croit des enjeux environnementaux, ils vivent les dérèglements climatiques dans leur chair au quotidien. Pour eux, la sécheresse, l’érosion des sols, la pollution de l’eau sont des réalités, ce ne sont pas que des chiffres sur du papier. L’essentiel, je crois que les Haïtiens le savent déjà. Les bénéfices associés à planter des arbres, à protéger les sols, à éviter les pollutions et contaminations… Ils n’ont pas besoin de discours et de modèles savants, mais d’une déclinaison pratique d’idées, d’expériences, de solutions. Pour cela, la valeur ajoutée du PNUE est parfois plutôt de créer des espaces de partage et d’échange entre les acteurs eux-mêmes, en injectant ponctuellement un sac de données et de réflexions ici ou là pour enrichir le processus de réflexion et de transmission.

Le 5 juin, à l’occasion de la Journée Mondiale de l’Environnement, c’est précisément ce que nous avons fait ! Nous avons soumis une note technique de 10 pages sur l’état et les enjeux de l’environne- ment, et nous avons laissé libre cours à quatre économistes nationaux pour intégrer ces données dans leur cadre de pensée… et le résultat me paraît enthousiasmant. On s’aperçoit que malgré des perspectives idéologiques très diverses, les économistes haïtiens peuvent parfaitement s’accorder sur un ensemble «trans-partisan» de solutions et de priorités qui pourraient transformer l’économie du pays et la vie de ses habitants. Il faut reproduire et approfondir cette méthode, et l’environnement offre une opportunité majeure pour réconcilier les acteurs entre eux, et parfois avec eux-mêmes (rire).

DH: Un état des lieux de la situation environnementale en Haïti, d’après vos lunettes, ressemblerait à quoi?

FM: La situation environnementale en Haïti est très dégradée, et très préoccupante. Car tout repose sur l’environnement, même si on a parfois tendance à l’oublier dans notre monde de plus en plus urbanisé, mécanisé, informatisé et interconnecté par la magie du pétrole bon marché et de ses avatars.

Le président américain Franklin D. Roosevelt disait

«La nation qui détruit ses sols se détruit elle-même». Une vue aérienne rapide d’Haïti suffit à visualiser l’ampleur du désastre. Il n’y a plus une seule forêt primaire dans tout le pays, et les derniers espaces forestiers ne recouvrent désormais plus que 12% du territoire, sans doute parmi les plus escarpés et inaccessibles de cette partie de l’île. Les activités agricoles s’étendent sur 44% du territoire, bien au-delà des 29% de terres propices à l’agriculture dans le pays, avec des pratiques inadaptées qui sont non seulement faiblement productives mais accélèrent la dégradation des terres, la réduction de la biodiversité, le ruissellement plutôt que l’infiltration des eaux etc. Je pourrai égrener ainsi la situation désastreuse dans tous les domaines, les déchets plastiques, médicaux et industriels, la dégradation des coraux et des mangroves, la chasse de mammifères marins menacés de disparition…

Au final, la biocapacité en Haïti est de 0.25 ha par habitant, soit l’une des plus faibles au monde, équivalente à celle de pays comme l’Irak, la Jordanie et l’Afghanistan. Cet indicateur représente la capacité des écosystèmes haïtiens à offrir aux populations des ressources renouvelables tout en se régénérant et en absorbant les déchets issus de leur consommation. Ainsi, la terre haïtienne, autrefois pourtant si fertile et généreuse, ne pourvoit plus aux besoins de sa population. Pire, elle ne la protège plus des événements extrêmes qui s’intensifient pourtant avec les dérèglements climatiques. Dans une telle situation environnementale, plus de 93% de la superficie et plus de 96% de la population haïtienne sont exposés et particulièrement vulnérables à au moins deux aléas naturels, notamment les ouragans, les inondations, les tremblements de terre, les glissements de terrain et les sécheresses.

Pourtant, les graines de solutions sont déjà là. Pensez au nombre de paysans qui réintroduisent les arbres dans les parcelles cultivées. Pensez au modèle de jadin lacou qui mise sur la diversité biologique et culturelle plutôt que sur les monocultures gourmandes en intrants chimiques et tellement vulnérables. Ecoutez les quelques communautés à travers le pays qui ont réussi à restaurer une mangrove, à reboiser un bassin versant, et qui voient les pollinisateurs et les langoustes revenir, les sources réapparaître pour irriguer leurs champs en contre-bas etc.

En réalité, la citation de Roosevelt évoquée plus haut se poursuit ainsi: «Les forêts sont les poumons de notre terre, elles purifient l’air et donnent une force nouvelle à notre peuple». C’est sur cette opportunité qu’offre la restauration de l’environne- ment à enthousiasmer et à émanciper le peuple Haïtien qu’il faut désormais miser. Pas uniquement au niveau du PNUE, mais de l’ensemble des forces vives et des partenaires d’Haïti. D’après le panel intergouvernemental sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), les bénéfices de la restauration des écosystèmes sont en moyenne dix fois supérieurs aux coûts. Qu’est-ce qu’on attend ?

DevHaiti