ANMH, vent debout contre l’insécurité, demande à la société de se réveiller

Les différents médias membres de l’Association nationale des Médias haïtiens (ANMH) ont organisé autour du thème ‘’Leta kote w, sitwayen reveye w ! (L’État où êtes-vous, citoyens réveillez-vous !)’’, le 3 avril 2022, dans les locaux de Radio Télé Pacific à Port-au-Prince, une émission phare en vue d’interpeller les autorités de l’État sur la situation lamentable que crée l’insécurité dans le pays et encourager la population à sortir de son état léthargique afin d’exiger aux autorités d’assumer leurs responsabilités.
Au cours du premier segment de cette émission historique, le journaliste Roberson Alphonse du journal Le Nouvelliste a reçu trois membres de l’Association nationale des Médias haïtiens (ANMH) à savoir Liliane Pierre-Paul de Radio Kiskeya, Jacques Sampeur en qualité de président de l’ANMH et Hérold Jean François. Ces différentes personnalités médiatiques ont eu à intervenir sur le pourquoi une telle émission, mais également autour de la racine et des différentes dimensions systémiques de la violence, la faillite et la faiblesse de la gouvernance en matière de sécurité.

Jacques Sampeur, le président de l’ANMH, souligne que cette émission est conçue non spécifiquement pour dénoncer les cas d’assassinat et d’enlèvements des vaillants journalistes ou du secteur des médias et de la presse. «Non… Non… Nous sommes-là pour tout le monde», clarifie-t-il. Car, «c’est tout le monde qui est victime d’insécurité», soutient-il, rappelant qu’on tue nos bébés, on viole nos femmes et nos enfants, voire qu’on kidnappe des personnes venant de toutes catégories sociales. «Et nous sommes dans un profond sommeil … Dans un État léthargique … La vie depuis quelque temps n’est rien chez nous. Haïti est déshumanisé. La chair humaine est exposée comme celle du gros bétail au marché. Notre pays connaît aujourd’hui une violence inimaginable», critique-t-il, ajoutant que les Haïtiens sont cloitrés et nous investissons les rues à nos risques et périls tout en évoquant l’existence de zones de non droit d’ici et là dans ce pays qui nous a vus naître.
Le propriétaire de média dénonce le fait qu’on nous kidnappe par vingtaine, les mains et les pieds liés alors que nous sommes toujours dans ce profond sommeil. Hélant que nous sommes tous des Haïtiens victimes à un titre ou à un autre, il appelle à l’unité pour combattre ce qui est prioritaire, ce qui nous détruit et ce qui nous empêche de vivre normalement. «Réveillons-nous. Mettons-nous debout enfin et crions-nous tous ensemble d’une seule voix», poursuit-il, invitant la population à dire non à l’insécurité. «Non…Non… Nou pap dòmi ankò. Nou reveye!».
Selon lui, nous sommes tous concernés. L’idée ce n’est pas de se plaindre, mais de demander au peuple de se réveiller. «Il faut que la peur change de camp», termine-t-il.
«Provoquer le réveil citoyen»

Hérold Jean François, responsable de Radio Ibo et membre du Conseil de gestion de l’ANMH, affirme de son côté que depuis des années l’État n’existe pas dans cet espace qui s’appelle Haïti. Ce qui donne l’impression que ce qui se passe ne concerne personne. Pour lui, ça dépasse les bornes, prenant en exemple le massacre de La Saline après lequel aucune autorité n’a montré aucune préoccupation. Depuis, les massacres se sont multipliés le long des années.
«Aujourd’hui, Haïti est une bonne illustration de ce qu’on appelle un retour à l’état de nature. L’état de nature c’est quoi, c’est l’état qui existait avant l’émergence de l’état moderne où les plus forts — les bandits sans foi ni loi — font la loi», soutient-il, utilisant la situation qui prévaut à Pernier, Martissant et Croix-des-Bouquets pour illustrer ces propos. Des quartiers où les bandits envahissent les maisons après avoir forcé leurs occupants à les abandonner.
Selon M. Jean-François, ce qui s’est passé le 1er juin 2021 est la manifestation de la volonté des gangs de conquérir plus de territoires. Pourtant, avant, ils se sont mis d’accord sur le territoire contrôlé par chacun. « C’est quelque chose que nous avons eu l’habitude de voir au cinéma dans les années passées. C’est ce qui arrive actuellement en Haïti est la conséquence de la passivité de l’État », juge-t-il.
«Nous sommes dans un espace déshumanisé. Cela ne peut pas continuer ainsi!», martèle-t-il, ajoutant que les vagues de kidnappings ont empiré la situation.
«Nous ne ressentons pas comme société, l’expression de velléité de l’État pour mettre fin au banditisme et aux enlèvements», dénonce le propriétaire de média qui rappelle d’ailleurs que les bandits qui agissent sont des partenaires des autorités. Interpellé, Hérold Jean François rappelle qu’il n’existe pas moins de quatre départements affectés par la situation d’insécurité qui prévaut à Martissant.
«Ce qui ruine des entreprises et investissements du secteur hôtelier», déplore-t-il, rappelant que des sites et espaces de loisirs sont asphyxiés. «Ces zones sont sorties sur la carte touristique du pays. Cette situation ne peut se perpétuer. Les citoyens doivent se faire entendre », encourage-t-il. Cette émission, selon lui, vise à demander au peuple de se réveiller afin de prendre son destin en main. « C’est aux citoyens qu’il incombe de prendre leur avenir en main », indique-t-il.
«Comment sommes-nous arrivés là?»

Pour sa part, Liliane Pierre-Paul, directrice de Radio Kiskeya, va plus loin dans ses analyses pour mieux comprendre le tableau sombre dressé par les différents intervenants voire chercher à comprendre ce qui nous a amené jusque-là. Se plaignant de l’état lamentable dans lequel se retrouve «Haïti, un phare dans l’Amérique et dans les Caraïbes», elle regrette l’effritement des valeurs comme le vivre ensemble et le retour à l’état de nature qui s’opère.
«Comment sommes-nous arrivés là ? Il s’agit d’une résultante. C’est la résultante d’abandon, d’irresponsabilité et de «je-m’en-foutisme» de l’État. Auparavant, l’État n’était pas aussi nonchalant. Il s’agissait d’un État répressif si l’on considère par exemple le régime des Duvalier», avance Liliane Pierre-Paul, rappelant que nous sommes en train de vivre à nouveau le sentiment de la peur qui est extrêmement fort.
«La peur paralyse les citoyens. Ils ont peur. Ils ont peur de leur propre fils. De qui ont-ils peur? Des enfants qui ont 15 ans, 20 ans. Des enfants qui devraient être à l’école en train d’étudier. Des jeunes garçons qui devraient être en apprentissage de métier à l’université ou à l’école professionnelle», dit-elle, ajoutant que l’unique valeur qui est en vogue dans la société c’est la délinquance. « Une personne qui attaque les gens, qui vole le bien d’autrui et qui est un bandit de grand chemin. Qui est un assassin, un voleur… C’est un marginal. Maintenant, dans la société, ce sont eux qui ont droit de cité », regrette-t-elle, dénonçant le fait que dans le secteur de la presse, des médias les encouragent — en leur donnant la parole et en faisant leur éloge.
Mme Pierre-Paul rappelle que l’État est démission- naire, mais aussi pointe du doigt la négligence de la société qui ne se montre pas vigilante. «Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça», estime la journaliste de carrière. Selon elle, c’est pour pousser les populations à sortir de la peur que l’ANMH a décidé de faire cette émission afin de montrer qu’il existe encore des gens dans le pays et que tout le monde n’a pas peur.
«Nou menm nou di non, nou la nan peyi an. Fòk nou di moun yo gen moun nan peyi an. E jiska prezan nou konnen pi fò moun yo rele Ayisyen yo dòmi e leve nan peyi sa chak jou», lance Lilianne Pierre-Paul. Selon elle, ce que nous vivons actuellement c’est l’expression d’une problématique beaucoup plus profonde qui prend notamment racine dans la pauvreté, l’abandon des quartiers, l’absence d’investissement dans l’éducation, la marginalisation d’une bonne part de la population, etc. «Jou fèy lan tonbe nan dlo an se pa jou an li pouri», rappelle-t-elle, malheureusement c’est notre génération qui passe à la caisse. «La facture est salée».
Au cours de cette émission, ont été livrées des statistiques qui donnent froid dans le dos, des paroles d’experts, des militants de droits humains, des citoyens, économistes, psychologues, personnalités du secteur privé des affaires, des marchands, businessmen, chauffeurs, etc. Mais également, des citoyens vivant notamment à Carrefour, Port-au-Prince, Cayes, Jacmel, Artibonite qui sont venus raconter leur douloureux vécu.
DevHaiti