Gouvernance

Dépenses de santé, assurance-maladie : la grande avance des Dominicains vue par Joseph Harold Pierre

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Entre 2018 et 2019, le professeur Joseph Harold Pierre a été contracté comme consultant pour mener une étude sur le secteur de la santé pour l’État dominicain qui a voulu évaluer la réforme de son système sanitaire entreprise entre 2001 et 2007 à la suite de la grave crise sanitaire de la fin des années 90. Il fallait analyser si la réforme avait atteint les objectifs fixés, notamment en matière de couverture sanitaire universelle.

En août 2020, le consultant avait accordé une entrevue fleuve au journal Le Nouvelliste où il a passé en revue les grandes lignes de cette étude. Nous publions ci-après les points essentiels de cette enrichissante entrevue.

Les progrès les plus significatifs réalisés dans le domaine de la santé par la République dominicaine, entre 1990 et 2015, selon l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), qui méritent d’être signalés…

•           Premièrement, la création d’un nouveau cadre institutionnel du secteur fondé principalement sur la séparation des services régis par le ministère de la Santé et un financement régulé par la Sécurité sociale. Avant cette réforme, le ministère de la Présidence en République dominicaine disposait, à la fin des années 90, de plus d’un tiers du budget de la santé, bien au-dessus du montant alloué au ministère de la santé.

Certains hôpitaux avaient un surplus de plus de 50% de personnel alors que d’autres étaient fermés par manque de ressources.

•           Deuxièmement, le financement du secteur public est passé d’environ 20% à la fin des années 90 à environ 50% au moment actuel. Il en a résulté une réduction de presque un tiers des dépenses directes des patients qui sont passées de plus de 60% en 1995 à environ 45% en 2017. De plus, grâce au financement du secteur public, les infrastructures sanitaires se sont considérablement améliorées.

•           Troisièmement, les services se sont améliorés avec l’établissement de trois niveaux d’hôpitaux en fonction des complications des maladies: des hôpitaux spécialisés, des hôpitaux départementaux et des Unités nationales de soins primaires (UNAP). Le secteur privé a aussi entrepris de gros investissements surtout au niveau des hôpitaux spécialisés.

•           Quatrièmement, la couverture d’assurance-santé a fait un grand bond en passant de moins de 25% dans les années 90 à 77% au moment actuel.

Les mécanismes mis en place par la République dominicaine pour parvenir au bond considérable en matière de couverture d’assurance maladie au cours de ces dernières années…

Le progrès le plus palpable de la réforme sanitaire de 2001 est la couverture d’assurance-maladie qui est passée de moins de 25% au début des années 90 à plus de 75% en 2019, ce qui a expliqué aussi la réduction considérable des dépenses directes des patients. Ce progrès a été favorisé par la volonté politique de l’Etat dominicain de suivre la voie tracée par la Réforme de 2001 en vue d’atteindre la couverture universelle. Pour ce faire, un mécanisme de finance- ment du système inspiré des modèles latino-américains a été mis en place.

Il existe trois régimes d’assurance et l’adhésion à l’un ou l’autre dépend de la capacité de contribution de l’individu. Financé par le secteur public, le «régime subventionné» est destiné aux plus pauvres et mis en exécution via la SENASA (Assurance nationale de santé). Le «régime contributif», qui comprend plusieurs assurances privées, est destiné aux travailleurs salariés et financé par les employeurs à 70 % et les employés à 30 %. Le «régime contributif subventionné» est une combinaison des deux autres et n’a pas encore été mis en œuvre. Suivant mes estimations, en 2018, 50% de la population dominicaine appartiennent au régime contributif et 40% au système subventionné. Ces deux systèmes couvrent leur population à 75% et 90%, respectivement; alors que le 10% restant qui appartient au système subventionné-contributif n’avait pas d’assurance, car le système n’était pas encore mis en application. Ce dernier est une faille dans la conception du système d’assurance-santé de la République dominicaine, car il est pratiquement inapplicable comme politique publique. J’avais prévu 2023 comme l’année où la République dominicaine atteindrait la couverture universelle; mais le nouveau président élu, Luis Abinader, a devancé ma prédiction en annonçant cette couverture totale avant la fin de cette année [ndlr 2020] en utilisant des fonds qui proviendront de l’élimination de certaines institutions jugées non nécessaires.

Suivant des données de la Banque mondiale, au niveau régional, Cuba est le pays avec la couverture la plus élevée (83%), puis viennent l’Uruguay (80%), le Brésil et le Panama pour une même couverture de 79%, la Barbade, le Costa Rica, l’Equateur et le Pérou avec une même couverture de 77%, l’Argentine, la Colombie et le Salvador avec une couverture égale de 76%, puis vient la République dominicaine qui serait le 12e pays avec une couverture de 74%. Cependant, si on met l’accent sur la proportion, la République dominicaine occupe la 6e place, car plusieurs pays ont un même niveau. Il est bon de noter que la couverture de la République dominicaine s’aligne tant avec celle de l’Amérique latine qu’avec celle des pays de revenu moyen élevé, groupe auquel elle appartient.

Le rôle du financement de la santé dans les progrès réalisés par la République dominicaine dans ce secteur au cours des dernières décennies…

Le financement du secteur public a été déterminant dans les progrès réalisés. Entre 2001 et 2019, l’apport du secteur public est passé de 20% à environ 45% des dépenses totales du secteur, un niveau similaire avec le Chili. Les dépenses par habitant sont passées de 139 à 433 dollars de 2000 à 2017. (Ces valeurs pour Haïti sont 29 et 69 dollars respectivement). Il est à noter que les dons reçus par la République dominicaine pour le secteur de la santé avoisinent zéro. Cependant, avec une moyenne de 2.5% du PIB au cours des 10 dernières années, la République dominicaine n’a pas atteint son objectif de dépenser au moins 5% du PIB pour la santé, un objectif qui s’aligne avec celui pris par les pays latino-américains de dépenser au moins 6% de leur PIB en santé. Rappelons que suivant des données de l’OPS, sauf le Costa Rica, le Cuba et l’Uruguay ont atteint cet objectif en 2014.

Il faut aussi noter que l’augmentation des dépenses publiques a réduit de presque de moitié les dépenses directes tel qu’indiqué antérieurement. Juste un exemple pour saisir l’impact de cette réduction: en 2002, les plus pauvres dépensaient plus de 100% de leurs revenus mensuels pour des services de santé. Ainsi donc, grâce à l’assurance-santé, les Dominicains les plus pauvres peuvent se faire soigner sans que leurs conditions économiques ne s’en trouvent drastiquement affectées. Cependant, ce niveau demeure l’un des plus élevés de l’Amérique latine dont la moyenne est de 29%.

Les causes de l’énorme écart entre les dépenses de santé en République dominicaine et celles consenties en Haïti…

L’absence de volonté politique. L’OMS suggère que 15% du budget des pays pauvres soit assigné à la santé, proportion qui n’a jamais été atteinte en Haïti. De 2000 à aujourd’hui, les allocations au secteur santé dans le budget n’ont jamais dépassé 6% avec une tendance à la baisse, alors que les Dominicains ont dépensé plus du double du niveau haïtien.

Le niveau de développement de chaque pays. Avec un PIB per capita de 8 050 dollars, la République dominicaine est 8 plus fois riche qu’Haïti (dont le PIB per capita est de 868).

La corruption. Par exemple, la partie de l’aide internationale que reçoit le pays est utilisée à des fins privées; l’administration publique est vassalisée, ce qui réduit considérablement la collection des taxes en vue du financement des projets d’intérêt public.

Le manque d’implication du secteur privé. Ce qui s’explique, d’un côté, par un manque de volonté d’investir au niveau local; mais, d’un autre côté, ce comportement est compréhensible à cause du niveau de risque très élevé en Haïti. Malheureusement, ce cercle vicieux qui résulte de l’instabilité politique et de l’insécurité est aussi alimenté par certains des potentiels investisseurs locaux.

Des avancées obtenues par le système de santé dominicain pouvant servir de leçons aux décideurs haïtiens…

La première différence se trouve dans les services. La République dominicaine a établi trois niveaux bien distincts qui sont les hôpitaux spécialisés, les hôpitaux départementaux et les unités nationales de soins primaires (UNAP), lesquels desservent les patients en fonction du niveau de complication des maladies. La séparation de la fonction des services et celle du financement constitue aussi une différence importante entre les deux systèmes. Par exemple, la République dominicaine a mis sur pied la SENASA (Service National de Santé) pour répondre aux besoins de la population démunie. En conséquence, plus de 90% des pauvres ont accès aux services de santé et les dépenses directes sont réduites de presque un tiers pendant les 20 dernières années.

La seule leçon qu’Haïti puisse tirer du système de santé de la République dominicaine est qu’il faut la mise en place d’une stratégie de développement du système de santé à travers une réforme impliquant principalement la réduction de la politisation du système. Cette politique doit être axée, entre autres choses, sur le recrutement d’un personnel qualifié et le suivi et l’évaluation régulière de la mise en œuvre de ladite stratégie.

Le professeur Joseph Harold Pierre, économiste et politologue, expert en économie et politique de l’Amérique latine, qui pendant neuf ans a étudié en République dominicaine et y a travaillé comme fonctionnaire puis consultant du gouvernement dominicain.

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