DevExpo 2025 : les développeurs haïtiens face aux défis et aux promesses de l’innovation
Le 21 juin 2025, le Karibe Convention Center s’est transformé en véritable carrefour de l’innovation avec la 4ᵉ édition de DevExpo, rendez-vous incontournable de la technologie en Haïti. Portée par le Groupe BANJ, le PNUD, la Banque de la République d’Haïti (BRH) et plusieurs partenaires, la rencontre a réuni plus d’un millier de participants, dont 500 développeurs en présentiel et en ligne. À travers des conférences, des démonstrations et des panels, DevExpo 2025 a offert une vitrine unique aux projets technologiques locaux et aux initiatives de la diaspora.
Le thème central – « Supporter la croissance des startups technologiques à fort impact en Haïti » – illustre la volonté des organisateurs de positionner l’IA et le numérique comme moteurs d’une nouvelle révolution. Comme l’a rappelé Allen Bayard, PDG d’ACCESS Haïti, « notre pays a raté les grandes révolutions industrielles et numériques. Aujourd’hui, l’IA nous offre une chance historique, car elle repose sur les cerveaux, l’audace et l’inventivité – des ressources que nous possédons en Haïti et dans notre diaspora compétente et motivée ».
La vie d’un développeur en Haïti : entre passion et obstacles
Le panel phare, composé de Marie Changlais Aimé (Thinkinnov Technologies), de Jhanna Gustave (ingénieure logiciel), de Didier Ganthier (Full Stack) et de Certyl Rémy (Katkat Games), a donné la parole aux codeurs eux-mêmes. Loin des clichés, ils ont dressé un portrait contrasté de leur quotidien, partagé entre enthousiasme créatif et obstacles persistants.
Pour Marie Changlais Aimé, diplômée en technologie à l’ESIH, « la vie de développeur est en même temps stimulante et éprouvante ». Concevoir des solutions utiles qui améliorent le quotidien des communautés apporte une immense satisfaction, mais les contraintes du marché haïtien génèrent aussi beaucoup de stress. Elle souligne notamment la difficulté à trouver des projets ambitieux qui permettent aux développeurs de dépasser le stade de « petits projets fondamentaux » et de se confronter à des défis plus complexes.
Jhanna Gustave décrit son parcours comme une succession de projets excitants mais souvent réalisés dans l’isolement. L’incompréhension de l’entourage et le manque de soutien pèsent lourdement sur le moral des jeunes professionnels. Elle insiste sur l’impact de la qualité défaillante de l’internet en Haïti, un obstacle qu’elle qualifie de « problème numéro un » depuis 2021, alors même que le reste du monde explore déjà l’IA, le smart contract et l’informatique quantique.
De son côté, Didier Ganthier insiste sur l’importance du bien-être personnel et de la communauté pour réussir. « Pour bien coder, il faut se sentir bien », dit-il, avant d’ajouter que son expérience avec Microverse et ses collaborations avec d’autres développeurs lui ont permis de progresser malgré un environnement ardu. Pour lui, les événements comme DevExpo sont essentiels pour favoriser le transfert de connaissances entre générations et encourager le mentorat des jeunes pousses.
Enfin, Certyl Rémy, comme modérateur et fondateur de Katkat Games, a souligné la valeur des développeurs haïtiens, souvent sous-estimée. Selon lui, le secteur privé local hésite encore à faire confiance aux talents nationaux, préférant recourir à des services étrangers beaucoup plus coûteux.
Les obstacles structurels : un frein à l’innovation locale
Au-delà des expériences personnelles, les panélistes ont dressé une liste de freins majeurs au développement d’un écosystème technologique dynamique en Haïti. D’abord, la mauvaise qualité de l’internet et les coupures d’électricité régulières compliquent la productivité des équipes.
Un autre problème évoqué est le manque de données fiables et accessibles. Pour lancer une startup, prendre des décisions stratégiques ou développer des projets d’envergure, nous devons disposer d’indicateurs clairs. Or, ce déficit de données limite l’ambition des développeurs et freine leur capacité à proposer des solutions adaptées aux réalités locales.
À cela s’ajoute une faible reconnaissance institutionnelle. Trop souvent, les développeurs sont perçus comme de modestes « dépanneurs » appelés pour résoudre des problèmes ponctuels à bas coût, plutôt que comme des professionnels capables de créer des solutions innovantes de grande ampleur. Ce manque de considération décourage l’investissement dans les compétences locales.
Opportunités et pistes de solutions
Malgré ce constat préoccupant, DevExpo 2025 a aussi mis en lumière de belles initiatives et une détermination d’avancer. Plusieurs projets communautaires ont été présentés :
– Alerte Rouge, développé par Didier Ganthier et Dany Augustin, une application visant à simplifier le don de sang en Haïti en mettant en relation donneurs et patients.
– Haïti Blockchain Alliance, un projet porté par Ganthier et Jhanna Gustave pour renforcer l’écosystème numérique national et explorer des solutions innovantes.
– Le Best Haitian App Award, initiative qui met en lumière les applications conçues par des talents locaux et de la diaspora.
– Le Challenge 200 jours de codage, qui a permis de former une soixantaine de jeunes développeurs en front-end, back-end et full stack.
Ces expériences prouvent que les développeurs haïtiens ne manquent ni de créativité ni de volonté. Mais, comme l’a rappelé Marie Changlais, « le développement digital n’est pas un travail solo ». Elle appelle à davantage de collaboration entre développeurs, designers, gestionnaires de projets et entrepreneurs pour créer des solutions plus robustes et inspirer confiance aux clients.
La question des structures d’accompagnement a également été soulevée. Si BANJ joue déjà un rôle d’incubateur crucial, il ne peut pas suffire à lui seul. Les panélistes plaident pour créer hubs, d’accélérateurs et d’incubateurs décentralisés afin de donner leur chance aux talents émergents de toutes les régions du pays.
Une communauté engagée pour le changement
Au-delà des projets technologiques, l’engagement social des développeurs a occupé une place cruciale dans le débat. Les panélistes ont rappelé que leur mission première est de « rendre la vie des personnes plus facile ». Des initiatives comme Code Barre, qui connecte des étudiants du monde entier avec des mentors haïtiens, ou encore les projets communautaires menés par Jhanna Gustave et Marie Changlais, montrent que l’écosystème tech haïtien aspire à avoir un véritable impact sociétal.
Certyl Rémy a d’ailleurs conclu avec force : « Nous, développeurs, sommes parmi les mieux placés pour résoudre certains problèmes cruciaux du pays. Ce qu’il nous manque, ce n’est pas la compétence, mais la reconnaissance et les conditions favorables.
En donnant la parole aux développeurs, DevExpo 2025 a révélé en même temps la vitalité et la fragilité de l’écosystème technologique haïtien. Les talents sont là, portés par une jeunesse passionnée et créative, mais ils se heurtent à des barrières structurelles qui freinent leur potentiel.
L’événement a aussi souligné une conviction partagée : l’innovation locale peut devenir un levier puissant de transformation économique et sociale, à condition de fédérer les énergies, d’investir dans les infrastructures et de bâtir un cadre de gouvernance favorable.
En attendant, les développeurs haïtiens continuent d’avancer, portés par leur résilience et leur volonté de prouver que la révolution numérique et l’intelligence artificielle peuvent, cette fois, inclure Haïti dans le mouvement global.

DevHaiti

