Enomy Germain : « La crise économique est totale en Haïti »
Haïti fait face à une dégradation relativement durable de son économie. Tous les secteurs, sous-secteurs et branches d’activités sont caractérisées par des déséquilibres importants. La situation actuelle de l’économie du pays correspond, en ce sens, parfaitement à la définition classique de crise. Autrement dit, Haïti est en pleine crise économique. Comme elle affecte l’économie nationale à tous les niveaux, cette crise est digne d’être qualifiée de totale.
L’idée de ce texte d’opinions ne consiste pas à analyser la crise dans ses dimensions structurelles, on peut donc se servir d’une photographie de l’économie nationale dans ses dimensions macro, méso et micro pour camper la crise.
Au niveau macro-économique, des déséquilibres majeurs sont constatés depuis environ cinq ans. On se sert ici de la croissance économique comme indicateur illustratif –la croissance étant l’un des éléments privilégiés de l’analyse macroéconomique. La croissance cumulée de 2018 à 2021 est négative en Haïti. Si elle était de 1.5% en 2017/2018, la croissance est négative depuis 2018/2019.
En effet, contre -1.7% en 2018/2019, elle était passée à -3.3% en 2019/2020 et -1.8% en 2020/2021, traduisant des contractions importantes de l’activité économique. Si Les Comptes Économiques pour 2021/2022 ne sont pas encore publiés par l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI), les différentes prévisions établies montrent clairement que l’économie haïtienne s’était encore inscrite dans la zone de décroissance pour l’exercice fiscal 2021/2022. Autrement dit, l’économie nationale d’Haïti s’est confinée dans une crise de production globale depuis cinq ans.
Dans la littérature économique, une baisse de la production globale (PIB) sur au moins deux trimestres est généralement qualifiée de «récession économique». Une baisse du PIB sur cinq ans traduirait pour sa part une «dépression économique», soit une récession qui s’inscrit dans la durée. En d’autres termes, toute chose étant égale par ailleurs, Haïti serait en train d’expérimenter une dépression économique. Soit une crise assez profonde.
Le niveau méso-économique, bien que générale- ment considéré comme imprécis (Bauchet, 1977), est à mi-chemin entre la macro-économie et la micro-économie. Pour ce niveau, on peut grosso modo s’intéresser à la situation des entreprises privées opérant sur le territoire national.
En temps de crise, les entreprises haïtiennes, comme partout ailleurs, ne fonctionnent pas en plein régime. Leurs activités diminuent, parfois drastiquement. Par exemple, le phénomène «Pays-Lock » que le pays avait connu en 2019 et 2020 avait considérablement ralenti l’activité économique et entrainé des mises en disponibilité du côté des entreprises opérant sur tout le territoire national. 65% des entreprises interrogées par la Banque de la République d’Haïti (BRH), dans le cadre d’une enquête d’opinion, avaient à cet effet déclaré que la situation sociopolitique ayant provoqué le «Pays Lock» avait entrainé chez elles des mises en disponibilité en assez grand nombre (Note Politique Monétaire, 1er Trimestre 2019-2020). Cette situation se répète en 2022. En effet, nombreuses sont les entreprises qui diminuent leurs activités tout en procédant à des licenciements forcés. C’est le cas de l’entreprise Digneron Manu- facturing S.A qui, contrainte par la crise totale que connait le pays, a mis en disponibilité sans solde près de 1700 employés. Le fonctionnement réduit des institutions bancaires laisse croire qu’elles seraient actuellement dans cette même situation. Beaucoup d’autres entreprises cessent leurs opérations dans l’indifférence la plus totale en raison du climat délétère global. Bref, l’entreprise est en crise en Haïti.
Les niveaux macro et méso influent directement sur le niveau micro-économique (on utilise micro ici pour s’intéresser aux ménages). D’une part, quand l’économie ne croit pas, les valeurs généralement destinées à être distribuées à la population ou aux ménages sont insuffisantes devant des besoins grandissants à satisfaire. Cela est d’autant plus vrai dans un pays comme Haïti où la richesse est très inégalitairement partagée (coefficient de Gini, plus de 0.6 depuis 2012 selon la Banque mondiale). D’autre part, les ménages sont parmi les principales victimes de la baisse des activités des entreprises dans la mesure où elles perdent partiellement ou totale- ment leurs revenus du travail.
Par ailleurs, le pays expérimente une situation inflationniste durable (30.5% en juillet 2022) et une hausse effrénée du taux de change qui difficilisent davantage le fonctionnement des ménages en raison des baisses de revenus disponibles provoquées. En conséquence, un grand nombre de ménages est devenu plus vulnérable et exposé à l’insécurité alimentaire et à la pauvreté. Notons que le taux d’insécurité alimentaire est passé de 44% à 48% de la population entre et octobre 2022 (CNSA, octobre 2022).
La crise économique totale que traverse Haïti depuis cinq ans est la conséquence d’un ensemble de chocs internes et externes. Au niveau interne, il faut particulièrement noter l’incertitude politique qui a trop duré, l’insécurité généralisée devenue visiblement incontrôlable par les autorités en place, l’augmentation substantielle du prix du carburant sur le marché local et la rareté inacceptable de ce produit transversal. Au niveau externe, il y a notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui impacte négativement l’activité économique mondiale (dont celle d’Haïti). La Covid-19 n’est pas à oublier puisque bon nombre d’économies ne se remettent pas encore de ses conséquences.
Perspective? En Haïti, le futur «proche» n’est pas tout à fait reluisant. La durée de vie de cette crise totale pourra encore s’allonger. Malheureusement.

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