Économie

Entreprendre en Haïti, un acte de foi

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Cet article de Robenson Bertrand de l’équipe de rédaction du site d’informations « Haiti24.net » a remporté le premier prix dans la catégorie « Presse écrite » du concours de reportages économiques organisé par l’AHJEDD.

Beaucoup de startups meurent à leur stade embryonnaire dans plusieurs pays. Elles sont peu nombreuses celles qui atteignent l’âge de trois ans. Pourtant, en Haïti, malgré les divers obstacles auxquels les entreprises doivent faire face pour se lancer, prendre de l’élan et rester en vie, des jeunes osent et réussissent. Insécurité, risques de pillage, difficultés d’accès au crédit, aussi gigantesques qu’ils soient à l’évidence, les obstacles se révèlent souvent trop infimes pour éteindre leur détermination. Pour eux, l’entrepreneuriat est, avant tout, un acte d’engagement.

Le temps est partiellement ensoleillé à cause du passage probable de la tempête tropicale Fred sur Haïti. Le bruit des moteurs des véhicules, assortis des klaxons, rythment l’ambiance. Il est 13h 50. Nous sommes à l’avenue Panaméricaine, à Pétion-Ville. En face de nous, un bâtiment à deux niveaux qui loge une jeune entreprise. Nous nous apprêtions à franchir la porte principale quand un jeune garçon sort, sa commande de pizza en sa main. En prenant l’escalier, une image, gravée sur le mur, attire notre attention: «Pizza Aransò». Ce sont les locaux de Pot’Iwa, une entreprise créée en 2015 par deux amis, Rock André et Jude Vaillant. Elle offre 19 variétés de pizza, dont la pizza hareng, qui est une innovation.

Des moments sombres

Malgré les efforts à déployer pour se lancer, l’eau fraiche ne coule pas toujours des robinets des entrepreneurs haïtiens. Jude Vaillant se souvient de cette expérience amère qu’il a vécue avec son entreprise l’année dernière, sans oublier les moments difficiles endurés les 6 et 7 juillet 2018 et une  tentative  d’incendie  en  septembre  2019.

« Le 1er août 2020, des individus ont pénétré l’espace vers les deux heures du matin. Ils ont tout emporté : génératrice, télévision, système de sonorisation…nous avions tout perdu », raconte Jude Vaillant, chiffrant sa perte à plus de 16 000 dollars américains. « Le jour même, nous avons décidé de rester debout. Nous avons nettoyé l’espace, fait la location d’une génératrice et continué à servir les clients dans l’après-midi », se rappelle M. Vaillant. « Nous voulions montrer aux pilleurs que nous n’avons pas été atteints », explique le copropriétaire de Pot’Iwa, car, selon lui, l’entrepreneur qui abandonne a tort. « Il faut utiliser toutes les stratégies possibles et imaginables pour garder l’entreprise en vie».

Incendiée à deux reprises et trois fois victime de pillage, l’entreprise « Mak Pa Nou Création » est aujourd’hui l’une des fiertés haïtiennes dans la production artisanale. Derrière ce rêve devenu réalité, il y a un jeune homme qui, à chaque occasion, ne cache pas le plaisir éprouvé en racontant l’histoire de son parcours avec cet atelier situé maintenant à Delmas 33, où il confectionne des sandales et autres accessoires avec des touches locales.

« Je me rappelle avoir fait les premiers pas en 2003. A cette époque, je produisais des sandales de manière routinière. Quelques mois plus tard, des individus ont mis le feu à mon petit atelier qui peinait encore à se construire », se remémore Makendy Smith, PDG de « Mak Pa Nou Création ». Le jeune entrepreneur se souvient, comme si c’était hier, des diverses scènes de pillage et des incendies que son entreprise a connus en 2004, 2009 et 2010.

Crédit pour les startups, un casse-tête

En général, les institutions financières ne font pas confiance aux startups. Ce qui rend plus difficile l’accès au crédit. Seulement 34% des fonds du système bancaire sont alloués au crédit, souligne l’économiste Enomy Germain, concluant que les banques haïtiennes n’encouragent pas l’entrepreneuriat. De plus, le professeur en économie du développement critique le clientélisme pratiqué dans ce secteur. Pour lui, le crédit n’est pas démocratisé en Haïti. Enomy Germain propose aux jeunes entrepreneurs de monter des projets convaincants et trouver des collaborateurs prêts à investir.

Environ 70% des startups meurent avant trois ans, révèle l’économiste Germain. Selon lui, celui qui veut se lancer dans l’entrepreneuriat en Haïti encourt des risques très élevés. «En plus de la situation sociopolitique, il faut tenir compte de l’évolution des prix et l’histoire des investissements dans le pays», conseille-t-il, plaidant en faveur de la mise en place de structures de formation technique pour les jeunes dans ce secteur.

PAPEJ, appui de l’Etat aux entreprises en herbe

Le Programme d’Appui à l’Entrepreneuriat Jeunesse (PAPEJ) du Ministère du Commerce et de l’Industrie a été mis en œuvre en vue de soutenir financière- ment les jeunes entreprises. Lancé officiellement en octobre 2018 par l’ex-président Jovenel Moïse, le PAPEJ devrait financer 150 entreprises chaque trimestre. Pourtant, trois ans après, moins de 200 à travers le pays ont déjà reçu un financement.

«L’important pour nous, ce n’est pas de grossir les chiffres pour exposer un grand bilan», explique Chataine E. Bernadel. La coordonnatrice du PAPEJ dans l’Ouest a, de préférence, fait l’éloge d’un processus bien structuré. « Il est vrai que nous n’avons pas atteint l’objectif en terme de quantité, mais nous avançons à petit pas et sûrement».

Au-delà de l’argent, l’engagement et la détermination

L’entreprise Banj, une des rares dans son secteur, a sévèrement été touchée par les mouvements anti-gouvernementaux. Pillée et incendiée en septembre 2019, Banj a repris ses activités trois mois plus tard. En janvier dernier, le jeune entrepreneur Mike Bellot a été kidnappé. Quelques mois après sa libération, il a ouvert un nouveau showroom de Solo Group, où il expose ses produits.

« Si j’avais à le refaire, je le ferais encore », lâche Makendy Smith, confiant, en répondant à la question de savoir si les conditions en Haïti favorisent la création d’entreprise. Pour ce jeune, l’activité entrepreneuriale va au-delà d’une question économique. « Ce qui importe pour moi, ce n’est pas de gagner de l’argent, c’est l’engagement envers sa communauté », avance M. Smith. Le PDG de « Mak Pa Nou Création » est fier de n’avoir jamais été l’employé d’une institution et de pouvoir répondre à ses besoins à partir de ce que lui rapporte son entreprise.

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