Le refus systématique de planifier en Haïti

DevHaiti est allé à la rencontre de Marcus Cadet, auteur de « Haïti et son refus systématique de planifier », qui ne s’est pas fait prier pour faire un synopsis analytique de son ouvrage aux fins de le présenter au public du magazine du développement.
DevHaiti : Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire cet ouvrage?
R- L’improductivité de l’administration publique haïtienne et l’absence de résultats probants à tous les points de vue étaient, entre autres, les principales raisons qui m’ont poussé à écrire cet ouvrage. À bien regarder, le pays est dans un processus de déconstruction où chaque année on est tenté de dire que l’année d’avant était meilleure. Je voudrais personnellement comprendre pourquoi cela se passe ainsi. Après maintes observations et réflexions, j’ai fini par conclure que notre problème fondamental est avant tout un problème de planification. Il suffit de voir le niveau de gaspillage qui caractérise nos décisions et surtout notre incapacité à prévenir l’avenir.
DevHaiti: Pouvez-vous définir de manière très condensée le concept planification, et expliquer pourquoi il est important pour un pays de planifier
?
R- La planification est cet instrument de gestion qui permet de se fixer des objectifs et de se donner les moyens (humains, matériels et financiers) en vue de les atteindre. Pour bien comprendre son importance pour un pays, il suffit de voir cette définition proposée par Aaron Wildavsky disant que « la planification c’est contrôler le futur par des actions réalistes dans le présent ». Plus on contrôle le futur, En principe, c’est la planification qui permet de ne pas seulement subir l’avenir mais plutôt de le concevoir.
DevHaiti: Quelle est la singularité du refus de planifier ? En quoi il est différent des autres maux du pays (la corruption par exemple) ? Et leurs interrelations?
R- La singularité du refus de planifier réside dans tout ce qu’on entreprend dans le pays ou encore toutes nos actions/décisions/interventions/choix sont toujours caractérisés par beaucoup de gaspillage, et surtout par une incapacité d’anticiper certaines situations prévisibles.
Il est différent des autres maux en ce sens que la planification peut tout déterminer. Elle peut aider dans la consolidation d’un bon résultat tout comme elle peut permettre de changer un mauvais résultat en un bon. Donc, la planification est pour le fonctionnement d’une institution ce que l’oxygène représente dans la vie d’un être vivant.
La planification est plus globale, pour preuve, pour lutter contre la corruption il faut planifier ladite lutte. Elle est pour moi à la base de tout. D’ailleurs, je l’ai dit dans le livre « le refus de planifier fait plus de dégâts dans le pays que la corruption elle-même». Si on ne planifie pas, cela sous-entend qu’on improvise. Avec des actions improvisées, on ne peut poursuivre aucun objectif. Signalons si besoin est, qu’il n’existe pas d’objectif sans plan, tout comme il ne saurait avoir de plan sans objectif.
En termes d’interrelation, il est possible que ce refus de planifier soit motivé dans certains cas par la corruption. Mais il demeure entendu que ce n’est pas la corruption qui le motive, par essence. Dans la majeure partie du temps, ce refus de planifier se caractérise par une volonté manifeste ou un choix délibéré de ne pas planifier nos actions, décisions, interventions, choix, activités etc.
DevHaiti: Existe-t-il au niveau du système légal haïtien des exigences de planification ? Est-ce que la planification répond seulement à une nécessité d’efficience? Légale? Ou les deux?
R- Dans mon parcours de la littérature, je n’ai pas trouvé de cadre légal qui fait une telle exigence. Par contre, il y a un article au niveau de la constitution de 1987 ainsi que sa version amendée qui fait des exigences quant à la préparation, au dépôt et au vote du budget.
Dans une démarche classique, on pourrait dire que ce budget aurait dû normalement faire suite à un plan ou une démarche de planification qui permettrait ensuite de prioriser en fonction de ce qu’on souhaite avoir comme résultat. Voila pourquoi chaque année le budget répond beaucoup à une exigence constitutionnelle au lieu de répondre aux besoins des populations.
En théorie, la planification doit répondre à une nécessité d’efficience mais en réalité chez nous, elle répond beaucoup plus à une nécessité d’inefficience et d’inefficacité. C’est pour cela, je parle d’un refus de planifier.
DevHaiti : Pouvez-vous décrire, à l’aide d’illustration concrète (projet public), ce refus systématique de planifier en Haïti?
R- Les illustrations sont vraiment nombreuses dans le pays. A titre illustratif, on peut citer les ruptures récurrentes de carburant ; le non tenu des élections à temps (ce qui a provoqué en bout de course le dysfonctionnement du parlement) ; la non disponibilité des plaques d’immatriculation dans le pays, Ti manman cheri, etc.
DevHaiti: Quel est le coût du refus systématique de planifier sur le développement en Haïti ?
R- Le coût est énorme, car pour moi c’est ce refus systématique de planifier qui nous a donné ce pays quasi-invivable où presque rien ne fonctionne. C’est ce refus de planifier qui a su transformer la perle des Antilles des années 60-70 en ce royaume d’incertitudes.
DevHaiti: Que proposez-vous pour inventer un nouveau sentier de planification ? Faut-il changer ? Les institutions (règles du jeu) ? Les organisations (ministères etc.…) ?
R- Je propose un autre système national de planification qui est à même de favoriser une culture de planification au sein de la société. Il est anormal qu’on fonctionne en dehors de toute démarche de planification.
Cela dit, il faut revoir non seulement les institutions, les ministères mais aussi notre relation avec l’autre, avec les biens publics, avec l’international etc.
DevHaiti: Quelle est la politique de la non planification en Haïti ? Qui la supporte ? Qui sont les bénéficiaires ? Les victimes ?
R- S’il y a une politique de non planification en Haïti ce serait de ne pas orienter les ressources là où les besoins sont effectivement identifiés. Dans les faits, cela se manifeste par des ressources allouées à des activités improductives au détriment des besoins réels et pressants des communautés.
Cette politique est supportée par une frange de la classe politique et de la classe économique car il faut le rappeler le flou profite à plus d’un.
Une minorité (de la classe politique et de la classe économique) est bénéficiaire et la majorité (la population en général) est bien la victime.
DevHaiti: Pouvez-vous faire un exercice de planification comparée entre Haïti et les autres pays de la région (République Dominicaine, Jamaïque etc…) ?
R- Sans même une comparaison structurée entre Haïti et les autres pays de la région dont la République Dominicaine et la Jamaïque, on peut voir aisé- ment que dans ces pays c’est la planification (en termes de réflexions stratégiques) qui dirige tout, alors que chez nous il est clair que c’est l’improvisation qui règne en maître. Il suffit de voir les résultats au niveau des différents domaines à l’intérieur de ces pays. D’autant plus que ces pays se remettent très souvent en question ce que nous, nous ne faisons pas. Il n’est pas inutile de rappeler que la planification se caractérise par une remise en question en permanence
DevHaiti : Quelle est l’importance de la planification dans le cadre de la réalisation des Objectifs de Développement Durable (ODD) en Haïti ?
R- Son importance n’est même pas à démontrer car pour pouvoir atteindre les objectifs, il faut justement les éclater et définir des actions/activités assorties de financement. Une telle démarche devrait permettre d’avancer dans le sens de l’atteinte des ODD. En dehors de toute planification, on va courir dans tous les sens sans aucune garantie de dépenser argent et énergie pour la matérialisation de ces derniers. Voilà pourquoi, selon moi, la planification est incontournable dans une telle perspective.