Remettre l’artisanat haïtien sur le marché mondial

Des données émanant de l’Organisation internationale du travail (OIT) informent que l’artisanat représente 25 % du PIB mondial et emploie plus de 500 millions de personnes, soit environ 15 % de la population active mondiale. En Haïti, l’originalité et la potentialité des artisans dépassent les frontières de ce pays où l’artisanat occupe une place prépondérante dans la culture haïtienne, symbolisée par son parcours historique, son syncrétisme religieux, son ingéniosité qui font de ce pays un creuset de créations artistiques et artisanales. Malheureusement, l’insécurité galopante ajoutée aux crises sociopolitiques intermittentes des quatre dernières décennies coupent Haïti du reste du monde et constituent des handicaps majeurs à l’évolution de ce qui vit majoritairement de l’activité touristique.
Deuxième employeur mondial, le secteur de l’artisanat a récolté 718 milliards de dollars sur le marché mondial au cours de l’année 2020, selon les statistiques de l’International Trade Center (ITC), un organisme qui supporte les PME. Un chiffre appelé à augmenter au regard de la croissance des ventes en ligne et du commerce électronique qui rendent les produits artisanaux de plus en plus accessibles, estime l’ITC. Ces données de l’OIT et de l’ITC pourraient porter à croire qu’Haïti, en tant que puissance artisanale notoire de la Région des Caraïbes, a bien tiré son épingle du jeu.
Qu’en est-il exactement de la situation de l’artisanat haïtien ?
Haïti est dépositaire d’un artisanat riche et très original par sa diversité. Les artisans haïtiens travaillent indifféremment le bois, le métal, la pierre, la corne, les os, l’argile, le papier mâché, les fibres naturelles, la toile, les paillettes, etc., pour produire des pièces originales et de grande valeur. Quasiment chaque région du pays avait sa spécialité artisanale qui, comme des gènes familiaux, se transmet au fil des générations. Ainsi, les artisans de Léogâne excellent dans la sculpture sur pierre ; à Jacmel, la sculpture sur bois ; les artisans des zones côtières pratiquent souvent la vannerie ; à Kenscoff et à Camp-Perrin, on pratique la broderie ; à la Croix-des-Bouquets, le fer découpé, etc.
La production artisanale, jadis très importante, trouvait non seulement un marché local à travers le va-et-vient des touristes étrangers qui se plaisaient à venir se réchauffer au soleil, se baigner sur les plages haïtiennes, déguster les spécialités culinaires locales et s’approvisionner d’œuvres artisanales haïtiennes en ces temps-là où Haïti était une destination touristique favorite de la Caraïbe. Les décennies des années 60, 70 et 80 voyaient les beaux jours de l’artisanat haïtien où le marché local était très animé par la présence de beaucoup d’étrangers dans le pays qui arpentaient les galeries et marchés artisanaux pour faire leurs emplettes de cadeaux souvenirs à emporter en laissant le pays. En cette occasion particulière, rien ne valait mieux qu’une œuvre artisanale estampillée Made in Haïti.
Un peu plus tard, dans les années 90 et 2000, instabilité politique oblige, la manne touristique a commencé à déserter le pays. Avec l’absence de plus en ressentie des visiteurs étrangers et la production artisanale trop abondante pour les acheteurs locaux, des artisans haïtiens ont entrepris de traverser la frontière avec leurs œuvres pour les écouler sur le marché dominicain qui accapare désormais la majorité des visiteurs étrangers fuyant l’instabilité politique haïtienne. Les années qui suivent ont vu le déferlement des œuvres artisanales produites en Haïti sur les marchés caribéens plus solvables.
Après les crises politiques à succession et l’embargo imposé à Haïti en 1991 qui a poussé beaucoup d’artisans à abandonner leurs activités, le tremblement de terre du 12 janvier 2010 a également porté un grand coup à l’activité économique, notamment aux artisans. Sensibilisés par l’ampleur des dégâts causés par la catastrophe et le désarroi des propriétaires des micros, petites et moyennes entreprises, le Fonds multilatéral d’investissement (MIF), la styliste Donna Karan et d’autres organismes internationaux avaient décidé de mettre en place un partenariat pour stimuler la valorisation de l’artisanat haïtien.
Dès sa première visite en Haïti après le séisme de 2010 pour mesurer l’ampleur de la destruction, la styliste et philanthrope Donna Karan a vu une lueur d’espoir chez des artisans qui ont réalisé de remarquables objets en pierre, en métal, en bois, en papier et en os. En quelques mois, par le biais de sa fondation Urban Zen, le projet dénommé « Les Haïtiens » a été lancé avec la mission d’aider les artisans talentueux et les femmes pour qu’ils accèdent à des marchés de haut de gamme.
Au cours des deux années qui ont suivi le séisme, Mme Karan s’est beaucoup investie dans ce projet en fournissant de l’aide financière et des conseils aux de Port-au-Prince, de Léogâne et de Jacmel, des villes ravagées par la catastrophe. Ces contributions de la philanthrope ont conduit à une rarissime ligne d’articles de décoration et d’accessoires de mode dont certains ont été exposés un peu partout au Centre culturel de la BID, au Centre Urban Zen à New York, à Londres lors des jeux olympiques et dans certains grands magasins des États-Unis comme Macy’s.
Plus de quatorze ans après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, les nombreux efforts des personnalités et des organismes internationaux, s’ils ont su ouvrir une vitrine internationale aux œuvres artisanales haïtiennes, n’ont pas réussi à tirer les artisans de la précarité. Ces derniers, malgré leur talent et leur potentialité, ne peuvent écouler leurs produits en dehors d’un marché local agonisant quasiment fermé au reste du monde avec de grands besoins d’investissement.
Ajouter à cela, le phénomène de l’insécurité générée par les gangs armés, dont les victimes principales sont les micros, moyennes et petites entreprises fonctionnant dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. Les entreprises artisanales n’ont nullement été épargnées par les bandes armées qui cassent, pillent, brulent tout sur leur passage. Le Village artistique Noailles, situé dans la commune de Croix-des-Bouquets, une référence dans la Caraïbe en matière de production artistique, n’a pas échappé à la cruauté des bandits qui ont complètement incendié et pillé cet espace vieux de plus de 50 ans.
Cette perte est d’autant plus dommageable pour le pays quand on sait qu’en 2010, sur les 3,28 millions de dollars d’exportation enregistrés dans le secteur culturel, 1,5 million ont été générés par les artisans et artistes de Noailles, selon les chiffres rapportés par Jean Eddy Remy, artiste du fer découpé qui logeait pendant un certain temps dans le Village.
Le village artistique de Noailles comptait plus de 2 000 habitants, dont 300 artistes et artisans, pour 75 ateliers, selon les données citées par Rémy. Evoquant le Village avant les attaques des bandits, Jean Eddy Remy l’a présenté comme un « lieu dynamique » qui, dans sa réalité la plus concrète, incarnait « l’entrepreneuriat culturel sous toutes ses facettes ».
Malheureusement, pour sauver leur vie et échapper sain et sauf à l’attaque des gangs armés, plusieurs artisans se sont retrouvés dans l’obligation de fermer leur boutique ou de laisser le pays. Cette situation contribue grandement à enfoncer davantage dans la plus profonde somnolence le secteur artisanal.
Remettre l’artisanat haïtien sur le marché mondial
Face à ce constat accablant pour les acteurs du secteur artisanal et pour l’économie du pays, la Banque interaméricaine de développement (BID) très décidée à accompagner les artisans a invité, le 1er décembre 2023, les différents acteurs concernés par le commerce de l’artisanat à un débat autour de la question suivante : « Comment mettre l’artisanat haïtien sur le marché international ? ».
Une demi-douzaine d’intervenants ont essayé d’apporter une réponse à cette question, parmi lesquels Mme Sandra Russo, qui est directrice générale de Sandilou, une entreprise spécialisée dans la fabrication de vêtements, et Mme Magalie Dresse, propriétaire de Caribbean Craft, une entreprise d’exportation de produits artisanaux.
Prenant la parole à cette série d’échanges sur l’artisanat haïtien, Mme Russo a brossé un sombre portrait de ce secteur d’activité dont elle entrevoit déjà la disparition. « On était les premiers dans l’artisanat, on est en train de disparaître au point de vue artisanal », a lâché d’un trait la gérante de Sandilou. Dans le souci de traduire en données chiffrées les propos qu’elle a avancés, Sandra Russo s’est référée à des informations rapportées par un groupe d’exportateurs de produits artisanaux disant ceci :
« Avant l’embargo économique imposé à Haïti en 1991, un exportateur affilié à un groupe de 12 autres exportateurs exportait sur une base hebdomadaire près de 40 conteneurs de 40 pieds remplis de produits artisanaux. » Ce groupe comptait au total 5 000 artisans affiliés. Après l’embargo, le nombre des membres affiliés du groupe est passé à 500. Quant à aujourd’hui, s’ils arrivent à exporter cinq conteneurs par mois, ça fait déjà beaucoup », s’est emportée la diplômée en Art Mme Russo.
Selon elle, l’artisanat tel qu’il se pratique de nos jours est un artisanat de boutique. De jour en jour, les producteurs artisanaux éprouvent de plus en plus de difficultés pour exporter. Tout cela impacte fort sur l’environnement haïtien qui perd peu à peu de son caractère inspirant, au grand dam des créateurs.
Sandra Russo pense que le fait pour Haïti de ne pas intégrer le marché économique de la Caricom est un gros désavantage pour le pays du point de vue commercial. Car cela oblige les artisans haïtiens à devoir payer 75 % de taxes sur des produits exportés sur ce marché qui pourtant reste ouvert à l’artisanat haïtien et réceptif aux artisans d’Haïti. Fort de ce constat, la dirigeante de Sandilou a appelé les producteurs artisanaux haïtiens à se regrouper et à s’intéresser à ce marché qui peut être une source de revenus assez importante.
Bref, pour sauver l’artisanat haïtien, Sandra Russo qui est également membre de la Chambre des métiers et de l’artisanat haïtien (CMAH) recommande aux acteurs du secteur de renouveler les designs, les modèles et les couleurs ; d’apprendre de nouvelles techniques de production pour aller vers la production de masse, et surtout d’aller vers les pays de la Caricom, de faire la cartographie du marché afin de mieux les servir.
De son côté, Magalie Dresse de Caribbean Craft croit que pour que l’artisanat haïtien sorte de son état végétatif, un front commun de tous les acteurs du secteur est indispensable en vue de dépasser le cadre étroit du marché national. « Nous devons avoir une approche collective pour percer sur le marché global ». Parce que l’artisanat n’arrivera jamais à fleurir si nous misons sur le marché national.
Qu’est-ce qui manque aux autres artisans pour avoir des compagnies qui peuvent aller un peu plus loin ?
À cette question, Mme Dresse a fait savoir que pour percer le marché international, il n’est pas nécessaire que chaque artisan soit un importateur. « Nous n’allons pas entrainer tous les artisans à être un entrepreneur à l’import. » Nous devons promouvoir des concepts d’alliance ; créer des espaces collectifs où l’artisan isolé puisse avoir accès à ces équipements qu’il lui faut et aussi avoir accès aux services. »
Gary L. Cyprien