Séismes en Haïti : de la malédiction politique au salut social. Leçons chiliennes

NB. Ce texte a été originellement publié dans le journal espagnol El País le 31 août 2021
Les phénomènes naturels défavorables tels que les séismes et les ouragans sont congénitaux à Haïti. Du milieu du 16e siècle au 14 août 2021, le pays a enregistré quelque 17 tremblements de terre, dont six, de magnitude comprise entre 7.0 et 8.1 sur l’échelle de Richter, ont causé de très graves dégâts. Cette réalité n’est pas propre à Haïti mais commune à tous les pays des Caraïbes : Cuba, la Jamaïque, Trinidad et Tobago et la Martinique ont subi des séismes de magnitude 7.3 à 7.7 au cours des 15 dernières années. En 1946, un séisme de magnitude 8.1 a frappé la République dominicaine, soit en moyenne 73 fois plus puissant que les deux derniers séismes d’Haïti, mais le bilan n’était que de 100 morts. La Martinique a été frappée en 2007 par des mouvements telluriques de magnitude 7.4, mais qui n’ont fait que six morts.
Qu’est-ce qui explique que le séisme du 12 janvier 2010 et celui du 14 août dernier aient causé autant de dégâts en Haïti, alors qu’ils étaient de magnitude inférieure à ceux qui ont frappé les Caraïbes au cours des deux dernières décennies ? Le tremblement de terre de magnitude 7.0 de 2010 a été le troisième le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, alors que des séismes de cette ampleur se produisent dans le monde en moyenne 18 fois par an, parfois sans que les nouvelles ne franchissent même pas les frontières.
Les dégâts importants causés par ces phénomènes naturels sont parfois interprétés comme une malédiction venant du Ciel ou une punition surnaturelle. Cependant, Haïti n’est ni mieux ni moins bien traitée par la nature que les autres îles des Caraïbes. Et, s’il y a une punition, elle ne vient pas d’un dieu ou de la nature, mais plutôt des pouvoirs factices d’Haïti, politiques et économiques. Une telle assertion reste clairement démontrée en comparant Haïti avec le Chili.
S’il y a un pays au monde qui pourrait être qualifié de « maudit » par la nature, ce serait le Chili (mais on sait bien, depuis le XVIe siècle avec Galilée, que «l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment aller au ciel et non comment va le ciel.»). En effet, sur les 39 plus grands séismes, de magnitude supérieure à 8.5 sur l’échelle de Richter, enregistrés dans l’histoire de l’humanité, presqu’un tiers (11) ont eu lieu au Chili. Au cours des 500 dernières années, à chaque siècle, ce pays sud-américain a été frappé par au moins deux des plus grands séismes. Il a aussi été le théâtre du plus grand tremblement de terre de l’histoire de l’humanité enregistré en 1960. En 2010, elle a enregistré un tremblement de terre de magnitude 8.8, soit 1054 fois plus puissant que celui qui a frappé Haïti la même année.
Comment est-il possible que le Chili, le pays le plus durement touché depuis ses origines par les plus grands séismes du monde, soit l’économie avec le PIB par habitant le plus élevé et le meilleur indice de développement humain (IDH) (0.851) de l’Amérique latine? Comment est-il possible qu’il soit le pays ayant le système de partis politiques historiquement considéré comme le plus solide de la région? Le Chili doit-il cette réussite au fait qu’il est le premier producteur de cuivre au monde ? Si tel était le cas, pourquoi le Venezuela, qui possède la plus grande réserve de pétrole au monde, une matière première beaucoup plus chère que le cuivre, vit dans ces conditions piteuses au lieu d’obtenir des résultats identiques ou meilleurs? De la même façon, pourquoi la Bolivie, un pays qui regorge de ressources naturelles telles que le gaz naturel, l’étain, le plomb, le zinc et l’argent, n’a-t-elle pas non plus suivi la voie chilienne ? Les réponses à ces questions se trouvent dans l’histoire politique de chaque pays. On va montrer cette dichotomie entre Haïti et le Chili.
La capture du roi Ferdinand VII en 1808 a exacerbé les zèles indépendantistes en Amérique latine et le Chili est entré dans une lutte pour décider de son destin qui a duré quelque 15 ans (1811-1826), une période similaire à la guerre d’indépendance d’Haïti qui a duré 13 ans (1791-1804). S’il est vrai que la société chilienne n’était pas une société esclavagiste comme Haïti où l’esclave était légalement un bien meuble, elle était toutefois une société d’exclusion où les peninsulares (Espagnols nés en Espagne) dominaient aux dépens des criollos (Espagnols nés dans la colonie) et des métis. Les populations autochtones n’ont même pas été prises en compte. Le Chili a dû surmonter cette dichotomie entre peninsulares et criollos et donner une certaine légitimité à l’État, qui se trouvait dans un vide lorsque la seule source de légitimité était le roi d’Espagne. Malgré les tendances caudillistes, ce pays sud-américain a réussi à créer un État centralisé et inclusif au XIXe siècle, avec le soutien de politiciens tels que Diego Portales. À cette époque, le système de partis politiques du Chili a commencé à émerger, ce qui a joué un rôle crucial dans sa stabilité politique.
En Haïti, s’il est vrai que le paiement de la dette de l’indépendance et la mise en quarantaine du pays par des puissances étrangères sont des facteurs explicatifs de sa situation actuelle, le facteur le plus déterminant a été l’incapacité des dirigeants de l’époque à surmonter la culture caudilliste et à parvenir à la construction d’un État et à une société intégrée comme le Chili. Le père de la nation, l’empereur Jean-Jacques Dessalines, a été vilement assassiné en 1806, deux ans après l’indépendance – Avec son exil au Pérou, le leader de l’indépendance du Chili O’Higgins a connu un bien meilleur sort –. Après l’assassinat de l’empereur, deux caudillos, Christophe et Pétion, ont divisé le pays en deux États indépendants, tandis qu’un troisième, Goman, s’est livré à une lutte acharnée pour former son propre État dans la Grand’Anse.
L’ennemi commun qu’était la France et l’isolement d’Haïti n’ont pas, comme on pouvait s’y attendre, fourni une base unificatrice aux dirigeants pour construire un État. Ces événements ont, au contraire, consolidé un nationalisme démesuré en Haïti, lequel explique, en partie, le rejet de la communauté internationale. Il est à noter que ce sentiment de rejet a aussi été alimenté par d’autres événements tels que l’occupation américaine (1915-1934) et la gestion scandaleuse par la communauté internationale de l’aide internationale à Haïti après le tremblement de terre de 2010 sans oublier son influence dans les affaires internes du pays. Si faire payer à Haïti pour son indépendance constitue peut-être l’acte le plus immoral que la France ait jamais commis dans son histoire, l’occupation américaine n’a pas eu que des résultats négatifs, puisque les Américains ont jeté les bases d’une modernisation de l’État, que les «dirigeants» haïtiens se sont attelés à détruire.
Lorsqu’on étudie les relations de la France avec l’Afrique après la vague des indépendances des années 1960, il serait illusoire ou, du moins peu réaliste, de penser que la France restituerait à Haïti l’indemnité pour l’indépendance, estimée présentement à près de 30 milliards de dollars. Mais, si Haïti avait reçu ces fonds dans les conditions actu- elles, sa descente aux enfers se serait accélérée avec, pour conséquence, plus d’insécurité, plus de corruption, plus de violations des droits humains, en raison de la lutte d’intérêts inavouables et de l’absence totale de leadership. La dilapidation du soutien du Venezuela par le biais du programme Petrocaribe, estimé à quelque 4 milliards de dollars, confirme cette affirmation. Quant à la gestion désastreuse du désastre de 2010 par la communauté internationale, comme l’écrit David Rieff dans son livre «A Bed for a Night. Humanitarianism in Crisis (2002)», il n’y a pas de solutions humanitaires aux problèmes humanitaires.
Si le Chili a construit son État à un point tel que son système de partis politiques, contrairement à la tendance régionale, est comparable, à certains égards, aux systèmes de partis européens, la trajectoire d’Haïti se trouve aux antipodes de cette expérience. Toute l’histoire d’Haïti a été chaotique, ponctuée de coups d’état au gré de dirigeants incompétents et obscurantistes, avec de très rares exceptions. C’est pourquoi la fierté haïtienne repose presqu’exclusivement sur la victoire de l’indépendance.
Du point de vue de l’analyse historique, notamment en ce qui a trait à la construction de l’Etat, le chapitre le plus important de l’histoire d’Haïti, hormis la guerre d’indépendance, est la dictature trentenaire des Duvalier. Cette tranche de l’histoire nationale montre très clairement que la cause du chaos haïtien est fondamentalement l’absence de dirigeants soucieux du bien commun et ne peut aucunement être imputée aux phénomènes défavorables de la nature tels que séismes et cyclones. François Duvalier, en raison de sa loyauté envers les États-Unis dans la lutte anticommuniste, en a reçu beaucoup d’aide financière, laquelle aurait pu être utilisée pour jeter les bases du développement économique du pays, comme ce fut le cas dans la République dominicaine sous le dictateur Trujillo. Cependant, le dictateur obscurantiste n’a pas profité de ses bonnes relations avec les États-Unis pour jeter les bases de l’économie, mais a plutôt mis en place une structure kleptocratique rendant impossible tout investissement significatif dans l’éducation, la santé et les infrastructures. Le régime de Baby Doc (1971-1986) à lui seul aurait volé entre 300 et 900 millions de dollars. Contrairement à Duvalier, le dictateur chilien Augusto Pinochet a entamé des réformes qui ont servi de base au développement économique du Chili. Cependant, pour surprenant que cela puisse paraître, le très peu d’œuvres infrastructurelles dont dispose le pays ont été construites pour la plupart sous la dictature des Duvalier ou sous l’occupation américaine.
Le dépassement des contradictions initiales du Chili après l’indépendance, par la construction d’un État centralisé au milieu du XIXe siècle, jusqu’aux réformes économiques de Pinochet, a rendu possible l’émergence de la démocratie électorale au Chili. Les bénéfices de l’intégration du Chili sont visibles dans les travaux de Diego Portales à un point tel que les partis extrémistes n’ont eu aucun poids dans la vie politique chilienne, ce même après la dictature. En effet, le « sens de l’État » qu’ont imprégné les leaders chiliens au pays, a conduit tous les gouvernements de centre-gauche de 1990 à 2010 à maintenir les politiques de marché mises en œuvre avec succès par Pinochet, rendant ainsi possible le «miracle économique chilien». Cependant, dans le cas haïtien, l’absence de ce sens de l’État rend impossible la continuité de toute politique, pour prometteuse qu’elle soit et même si elle avait déjà donné de bons résultats. Dans une culture de disparition réelle ou symbolique de l’autre, chaque nouveau gouvernement élimine les initiatives du précédent.
Les réformes économiques de Pinochet ont été menées par les «Chicago Boys», un groupe d’économistes chiliens formés à l’université de Chicago. Une initiative similaire été entreprise au Mexique à l’aube du XXe siècle avec les politiques mises en œuvre par le groupe dénommé «les scientifiques» sous les gouvernements de Porfirio Díaz. Dans les deux pays, les réformes ont été conçues et mises en œuvre par des scientifiques. Cependant, il est peu probable que les politiciens haïtiens s’entourent de scientifiques ou moins encore que le pays soit dirigé par des scientifiques. L’excuse souvent avancée dans l’opinion publique haïtienne est qu’Haïti est un pays spécial où les expériences réussies ailleurs ne peuvent être reproduites. De plus, la pensée haïtienne tend à être communiste, ou du moins socialiste, et cela s’explique surtout par sa structure de castes sociales et sa grande inégalité économique (Haïti fait partie des cinq pays les plus inégaux au monde).
Cependant, si Haïti ne semble pas encore disposer des conditions minimales pour l’émergence d’une démocratie libérale en raison de l’absence de leadership, de partis politiques, d’une opinion publique orientée, de citoyens ayant un niveau d’éducation minimal et, surtout, d’une classe moyenne naissante, l’économie de marché doit être, par ailleurs, encouragée. Par sa capacité de création de richesses et d’emplois, le marché améliore les conditions de vie des citoyens et fournit à l’État les ressources nécessaires pour mettre en œuvre des politiques publiques susceptibles de réduire les inégalités, en offrant davantage d’opportunités à ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale. De plus, l’économie de marché doté naturellement la société d’une certaine culture institutionnelle, dont l’absence me semble être le pire mal d’Haïti.
On peut se demander comment Haïti pourrait s’engager dans cette nouvelle direction. Bien de signaux montrent que cette nouvelle orientation est possible. Tout d’abord, contrairement à ce qui se passait il y a quelques décennies, tous les groupes sociaux sont aujourd’hui conscients que le pays ne peut continuer à s’engouffrer dans l’abîme, car il est économiquement désavantageux et socialement hostileà tous. Je connais aussi des groupes de la société civile, des associations patronales et même certains leaders politiques qui s’évertuent à faire naître la nouvelle Haïti, mais il leur manque certains éléments catalyseurs pour rendre possible ce «miracle haïtien», comme, par exemple, donner plus d’espace à la réflexion scientifique et développer des relations stratégiques avec la communauté internationale. Pour ce faire, Haïti devrait tout d’abord unir ses forces; mais c’est malheureusement le test qu’elle n’a jamais pu ou su réussir, à l’exception de la guerre d’indépendance.
L’exceptionnalisme ou le miracle chilien provient d’une conjugaison de facteurs tels que l’intégration sociale au XIXe siècle, la formation de partis politiques fonctionnels et l’adoption de l’économie de marché, avec la tâche inachevée de réduire les inégalités. C’est ce qui explique que le Chili soit un phare pour l’Amérique latine, une terre où les bâtiments résistent aux tremblements de terre et un pôle d’attraction pour tant d’Haïtiens à la recherche de meilleures conditions de vie. Haïti a beaucoup à apprendre du Chili pour son développement et pour éviter que les tremblements de terre ne tuent la population en raison de l’absence de l’Etat. Je termine mes réflexions en soulignant à l’encre forte que le «miracle haïtien» sera possible à la seule condition que le secteur privé s’associe à des intellectuels et des leaders politiques compétents et transparents dans une mouvance qui renonce à tout esprit de caste, à tout «romantisme» économique et dans une compréhension profonde des questions géopolitiques.
DevHaiti